lundi 5 mars 2012

La petite reine au pouvoir

En sortant de chez nous, on se retrouve au bord d'une marée de cyclistes qui remontent Acoyte. Plusieurs centaines, plusieurs milliers, difficile à dire. Beaucoup de vélos de toutes les formes, certains très longs, pédalés presque à l'horizontale, d'autres très hauts, qui dépassent d'un bon torse le reste des mountain bikes et de ces vélos increvables à une seule vitesse dont le guidon fait une courbe généreuse au creux de laquelle est souvent installée une belle demoiselle – quand cette dernière n'est pas assise en amazone sur le cadre ou debout sur l'axe de la roue arrière, les mains fièrement posées sur les épaules de son chevalier du bitume.

À l'évidence, les petites reines ont pris le pouvoir sur la ville.

Est-ce que c'est un coup de pub de Macri, notre cher maire à la Bernard Tapie qui a fait des pistes cyclables son cheval de bataille? Il mène en ce moment une campagne d'affiches avec des slogans évocateurs du genre "aller en vélo, ça fait du bien, même à ceux ne qui vont pas en vélo: un siège de libre dans le bus" ou "aller en vélo, ça fait du bien, même à ceux ne qui vont pas en vélo: un klaxon en moins dans les rues de ton quartier". C'est vrai que, pour ce qui est des déplacements, on aura peut-être intérêt à s'en acheter un de vélo: Marci vient justement de "rendre" les métros de Buenos Aires à Cristina Fernández de Krichner, Présidente de la Nation devant l'Éternel, qui essaie généreusement de lui en refourguer la responsabilité depuis plusieurs mois...

Naturellement, aux carrefours, les gens commencent à s'énerver: ça ferait "plus de trois quarts d'heure" que ça dure... En traversant Aranguren, on voit trois cyclistes en train de bloquer le passage pour laisser le champ libre au joyeux cortège. Quand le conducteur de la première voiture se met à faire rugir son moteur – vroum vroum – avant d'avancer en distillant avec art ces inimitables à-coups centimétriques, langage habituel du conducteur local signifiant grosso modo "tire-toi de là ou je t'écrabouille, mais je préférerais ne pas me compliquer la vie en salissant ma carrosserie", un des membres du service d'ordre improvisé demande à son compagnon de chevauchée urbaine de prendre une photo de la plaque de l'énervé – qui se calme illico – avec son Natel. Les randonneurs du dimanche peuvent  alors continuer sans crainte à remonter l'avenue en agitant les bras, tout sourire.

En traversant Vallese, la rue suivante, autre cas de figure: deux ambulances donnent de la sirène pour forcer le passage. Dans cette capitale de l'improvisation, les voitures arrêtées au feu se mettent en général à jouer du klaxon, à se pousser sur les côtés et, si possible, à en profiter pour passer au rouge, comme ça, dans la foulée, l'air de rien, laissant du même coup, bel altruisme, le champ libre à l'ambulance qui peut alors se glisser au milieu du carrefour en faisant preuve d'une prudence toute relative.

Au milieu du croisement qui nous intéresse ici, fait extraordinaire, un flic essaie comme il peut de régler la circulation en déviant sur les rues parallèles bus, taxis et autres voitures qui viennent en sens inverse: heureusement pour lui, les cyclistes font preuve d'assez de bonne volonté pour céder le passage au convoi médical avec ses stridences aux modulations variées.

Celia, qui suivait des yeux la deuxième ambulance en train de remonter cahin-caha le flot festif et nonchalant des deux-roues, se retourne vers moi et me dit tout de go:

– Maintenant, je sais pourquoi je veux pas accoucher à la maison. T'imagines? T'as besoin d'une ambulance au dernier moment et on te dit: "Non, vous voyez, ça va pas être possible: y a des cyclistes plein la rue..."