samedi 3 mars 2012

L'inénarrable flaque sans flaque

Les trottoirs de Buenos Aires, zone intermédiaire entre le public et le privé nettoyée avec abnégation, en choeur, matin après matin, par les concierges des innombrables immeubles de la ville munis chacun d'un pauvre tuyau de jardinage au débit ridicule agité négligemment en attendant que les différents débris répartis le long de ces quelques mètres carrés daignent prendre le chemin du caniveau, les trottoirs de Buenos Aires, disais-je, perpétuent une étrange tradition: plutôt que de céder au triste pragmatisme du bitume uniforme, ils sont recouverts de petites dalles dont la forme et la couleur sont laissées, dans les limites de leur budget tout comme de leur goût, au bon vouloir des différents architectes.

Il se trouve que, par la force des choses et surtout de l'appui répété de nombreux talons, ces dalles finissent parfois, ô malheur, ô désespoir, par se desceller. Certaines, visiblement fendues, entourées d'une auréole suspecte, sont faciles à éviter: un véritable jeu d'enfant. D'autres, beaucoup plus sournoises, ne montrent quant à elles pas le moindre symptôme de leur état de délabrement et ce n'est que lorsqu'on les écrase d'un pas gaillard qu'on reçoit, accompagné d'un juron bien senti, un jet d'eau grisâtre qui en général aboutit dans la chaussure voisine et qui parfois, si toutes les conditions sont réunies, peut parvenir à tacher des mollets à la taille un beau pantalon tout propre.

Plus désagréable encore en hiver, cette calamité – nommée fort à propos par Jean-Luc, lors de son amicale visite, la flaque sans flaque – atteint de telles proportions qu'elle en est venue à bénéficier du rare privilège de figurer en bonne place dans les paroles d'un tango: "Igual que baldosa floja, salpico si alguien me pone el pié – Comme une dalle branlante, j'éclabousse si quelqu'un me marche dessus!"