mardi 30 avril 2013

On repassera, tu sais

Si Adolfo sonne, il va réveiller Lucie, alors je descends pour l’attendre devant la porte. Juan est en train de nettoyer les coulures laissées par les peintres.

— Comment ça va?

— On est en train de préparer le départ... Dans dix jours on est loin?

— Vous allez où?

— En Suisse, dans notre pays.

— Et vous revenez quand?

— On revient pas, on reste là-bas...

— Ah oui, c’est vrai?

— Ben ouais. Ça fait déjà six ans qu’on est là.

— Là: là?

— Oui, dans cet appartement, six ans et trois mois pour être précis.

— C’est que vous allez nous manquer. Vous avez été des locataires super: jamais eu même un tout petit problème...

— Vous aussi!

Je le serre dans mes bras très fort, longtemps, et puis je fais un pas en arrière.

— C’est qu’on s’habitue...

Il a les yeux pleins de larmes et sort un mouchoir. Ma tristesse n’est pour maintenant: c’était avant, ça sera pour après.

— Mais on repassera, tu sais: on a une fille Argentine, faut pas oublier ça!

Ce que je sais faire

Une note, de 2010:

"Hier soir, en allant au temple, je me demandais à quoi ça pouvait bien servir de finir un livre alors que je sais qu’il y a beaucoup plus important que l’écriture, que l’écriture n’est qu’un outil pour arriver à autre chose, une manière d’entrer en contact avec celui que je suis.

Mais je me suis dit qu’écrire était ce que je savais faire et que ce que je savais faire pouvait me permettre de vivre, pouvait me permettre de vivre un peu, peut-être, pour autant que j’écrive vraiment ce que j’ai envie d’écrire, que j’aille vraiment au bout d’un projet d’écriture véritable."

lundi 29 avril 2013

Le dire le faire et le penser

– On croit que le dire, le faire et le penser sont une seule chose, mais le bouddhisme nous dit que non. C’est comme dans ce dessin animé japonais où Bouddha arrive chez des petits cochons et dit: "Je vais lever la main". Il lève la main et tout le monde applaudit. On se demande où est le gag: mais qu’est-ce qu’on veut nous faire comprendre par là? C’est exactement ça: ce qu’on dit, ce qu’on pense et ce qu’on fait, normalement, partent chacun dans la direction qui l’arrange. Tout est loin d’être aussi coordonné qu’on a tendance à le croire...

– Est-ce que ça a quelque chose à voir avec la quatrième souffrance secondaire de ne "pas être une unité"?

– Oui, c’est tout à fait ça.

dimanche 28 avril 2013

Maintenant et maintenant et maintenant

Une note, de 2009: 

"La continuité dans les efforts orientés vers le moment même. Maintenant et maintenant et maintenant."

samedi 27 avril 2013

Laisser mourir en moi ce qui doit mourir

Une note, de 2009: 

"Prendre l’habitude de laisser mourir en moi ce qui doit mourir, sans même me demander de quoi il s’agit. Ma vie sera plus simple."

vendredi 26 avril 2013

Croire avec des preuves

Une note, de 2009:

"Comprendre, c’est une manière de croire avec des preuves."

jeudi 25 avril 2013

Ce sont les fidèles qui nous font pratiquer

– Ce sont les fidèles qui nous font pratiquer, sinon on ne ferait rien: c’est ce que me disait un de mes maîtres. Je sais bien, moi aussi, que s’il n’y avait pas toutes ces activités dans le dojo, les mantras et le reste, je ne ferais rien. Alors je me donne des occasions de faire quelque chose.

mercredi 24 avril 2013

Le nouveau du rez-de-chaussée

Tout à l’heure, Alán est venu chercher notre portemanteau qui est maintenant le sien. Il en a profité pour embarquer aussi le fer à repasser pour Luis, un des autres serveurs du Furaibo.

– Tu sais, je suis déjà venu ici ce weekend. Il y avait des échafaudages, non?

– Tu connais quelqu’un dans le bâtiment?

– C’est un des anciens du Furaibo: Javier, tu te rappelles? Eh bien il a emménagé au début du mois pile au rez-de-chaussée de chez toi!

– J’avais bien vu que ça avait changé, mais j’ai pas encore croisé le nouveau. Sacrée coïncidence, non?

– Je te le fais pas dire...

mardi 23 avril 2013

L'art ou la paix

– La paix, c’est pas bon pour un artiste: l’art nait de l’expérience, des contraintes et du stress, de la lutte intellectuelle et physique avec les problèmes.

– Alors, à se demander ce qu’on préfère: l'art ou la paix?

lundi 22 avril 2013

Me laisser atteindre le paysage qui est en moi

Une note, de 2009:

"La prise de conscience que tout, même ce qui m’est le plus intime, surtout ce qui m’est le plus intime, me vient de l’intérieur, de cet entier de monde qui est en moi et que je me cache à moi-même. Ma capacité d’atteindre le paysage dépend de ma capacité de me laisser atteindre le paysage qui est en moi."

dimanche 21 avril 2013

Et la beauté ne se terminait pas

Une note, de 2010:

"En sortant du café, j’étais très attentif à ce qui se passait dans la rue, aux gens que je croisais, mais j’étais attentif d’une autre manière que d’habitude, tout était à la fois plus flou et plus précis, comme si d’un côté les sens m’étaient moins utiles et que, d’un autre côté, je pouvais percevoir mieux mais à travers des canaux que je connais mal, que je ne sais pas utiliser.

Et je regardais les maisons, et je regardais le rose du coucher de soleil sur le haut des tours et je me disais que c’était beau, que j’avais de la chance, que ça ne pouvait pas être plus beau, et un peu plus tard je me disais la même chose devant un autre rose sur le côté d’autres tours et je me disais ça d’un coin de pièce que j’ai pu voir à travers une fenêtre et je me suis dit ça de l’avenue Honorio Pueyrredon que j’ai traversée et je me disais que ça allait se terminer, mais ça ne se terminait pas."

vendredi 19 avril 2013

Gaby dans la vitrine

Gaby a publié sur Facebook une nouvelle au sujet de son nouveau boulot:

"On m’a proposé un travail, à temps partiel, où je peux être assise plusieurs heures en lisant ce que je veux (mannequin dans une vitrine, mais on m’a dit que je devais être ouverte à d’autres possibilités) et en plus on me donnerait de l’argent pour acheter les livres qui sortent chez les maisons d’édition amies.

Anahi: Demande qu’il y ait un bon sofa dans la vitrine.

Maria Carolina: Super sympa!

Marcelo: C’est quoi ce plan???

Fernanda: Je veux te voir lire!

Laura: Un travail comme dans Las Hortensias de Felisberto...

Ariel D. : Attention au degré d’ouverture.

Ariel B. : Aujourd’hui je suis passé par là et je t’ai vue dans la vitrine, en train de lire. Quel beau travail tu t’es trouvé. Les gens qui passaient ralentissaient pour voir ce que tu lisais.

Pierre: Moi aussi je t’ai vue. Tu avais l’air très concentrée. En Suisse, on m’a proposé un truc du même genre, mais je sais pas, pour le moment, je sais pas... Du coup, demain je t’apporte un petit café et tu me dis en détail comment ça se passe pour toi

Gerardo: On te paie pour lire? TROP COOL!!! Je veux un boulot comme ça.

Mirta: Allez Gaby!

Emma: Gaby, elle est où cette vitrine?

Edith: Félicitations!

Elida: Qu’est-ce que tu peux demander de plus à la vie. Lire et qu’on donne à ça autant de valeur qu’à un travail. Si ça te plait, accepte-le. Des bises!

Lily: Qu’est-ce tu racontes? Travail intéressant que de pouvoir regarder les gens passer et de leur donner à chacun une histoire à ton goût. Après, un autre livre."

La taille infime de l'espace accumulé

Une note, de 1999: 

"L'espace accumulé possède une taille infime: il peut se perdre à chaque instant."

jeudi 18 avril 2013

Maria Isabel

Une note, de 2008: 

"Là, je viens d’avoir Maria Isabel au téléphone, la vieille dame qui m’avait "prêté" – je mets les guillemets parce que je ne suis pas sûr qu’elle pense vraiment avoir ce livre en retour, ni qu’elle le veuille vraiment – le livre de Porchia. Quand je lui ai dit que j’étais sur le point d’aller faire une retraite bouddhiste, elle m’a dit que c’était vraiment un heureux hasard, parce qu’elle venait, le matin même, de fouiller dans sa bibliothèque et d’en tirer des livres sur le bouddhisme zen qu'elle allait déposer pour moi au Cantábricos, le café où on s'était rencontré."

mercredi 17 avril 2013

Le monde à taille d'écran

– Bonjour. Impossible de m’inscrire à votre newsletter, message erreur à chaque tentative. Cordialement.

– Étrange, je viens de faire un test et ça marche de mon côté... À quel moment arrive le message d’erreur? Après que vous ayez introduit votre adresse mail dans le champ en haut à droite de la page d’accueil du site?

Depuis notre petit deux-pièces de Caballito, je me sens tout d’un coup très proche de ces travailleurs délocalisés en Inde ou ailleurs, dans ce monde qui a la furieuse tendance à prendre la taille d’un écran.

– Oui tout à fait voilà ce qui s’inscrit : "Inscription à notre newsletter: Une erreur est survenue lors de votre inscription Courriel".

– Est-ce que vous pourriez, s’il vous plaît, m’envoyer votre adresse mail pour que je fasse un essai depuis chez moi?

Me transporter par la pensée à une bonne dizaine de milliers kilomètres et bricoler une solution à deux, comme ça, sur un coin de table.

– Peut-être mon mail, je vous le donne ici. Si vous pouvez le noter merci. Ah, nos réponses se croisent...

– Oui, même problème depuis chez moi... Vous avez une autre adresse, pour essayer?

– Zut alors, je viens de le faire avec une adresse Gmail, et c’est bon, juste que j’y vais jamais... mais je surveillerai dorénavant. Merci et bonne soirée.

– Super! Bonne soirée!

Dernière vérification sur MailChimp: cette personne, là-bas, quelque part au bord du Léman, va bel et bien recevoir la newsletter du Livre sur les quais qu’on est en train de concocter avec Sylvie depuis quelques jours, par-dessus l’Atlantique, par mail et par Skype.

Bientôt, oui, bientôt, septembre sera vite arrivé, on sera tous ensemble pendant trois jours dans les alentours de cette longue tente blanche. Et puis, après, chacun repartira de son côté, ses livres en poche, pour d’autres voyages à travers les pages ou, qui sait, les océans.

mardi 16 avril 2013

Cette chaleur vient d'en haut

– Cette chaleur humaine dont tu parles: elle ne vient ni d’Argentine ni de Suisse. Elle vient de là en haut.

lundi 15 avril 2013

Réussir ses vies

Une note, de 2009:

"L’avantage de toutes les vies du bouddhisme, c’est que la pression pour réussir celle-ci est un peu moins grande. Réussir?"

dimanche 14 avril 2013

Banlieue industrielle en orange et gris

Une note, de 2001:

"Banlieue industrielle. La fin du jour ou le début, lumière plate. Les trains grincent aux aiguillages, contre les courbes suspendues. Quelques perspectives de réverbères indiquent des directions, creusent dans le gris de l’heure des tranchées d’un orange à la fois accueillant et sale, un orange seul. Personne, a priori, dans les rues d’autant plus larges."

samedi 13 avril 2013

L’ailleurs n'est plus défini par la géographie

Une note, de 1999:

"Crépitement des possibles. L’ailleurs a enfin cessé d’être défini par la géographie : je le côtoie à chacun de mes pas."

vendredi 12 avril 2013

Supprimer tous les temples futurs

Quand j’ai supprimé l’événement Templo du mardi soir à 19h30 sur mon calendrier, mon MacBook m’a poliment demandé:

– Souhaitez-vous supprimer cet événement ainsi que toutes ses occurrences futures ou uniquement celle sélectionnée ?

Quand j’ai cliqué sur Supprimer tous les événements futurs, ça m’a quand même fait bizarre.

Impermanence – soupir – impermanence.

jeudi 11 avril 2013

Un petit coup de paume bien ajusté

En partant au yoga, je tombe sur Juan à genoux devant la porte d’entrée en train de réparer la serrure.

– Il faut prendre soin des choses, sinon ça dure pas!

Notre bon concierge un peu bourru me lance un regard noir à peine adouci par ses sourcils en bataille: je me sens personnellement responsable de l’état misérable dans lequel se trouve cette pauvre serrure.

A mon retour trois heures plus tard, la porte a changé – elle est en bois maintenant – et une discussion serrée vient de commencer devant l’ascenseur où notre voisin du 6A tient en équilibre la grosse porte en fer posée sur le dos.

6A: Il se trouve que la serrure est tombée à l’intérieur de la porte. La question n’est pas de savoir comment: c’est comme ça.

Juan: Il faudrait mettre une serrure sur la porte en bois en attendant...

Serrurier 1: Mais où est-ce qu’on peut trouver une serrure à cette heure-là?

Pierre (pour lui-même): Une serrure qui soit adaptée aux clés des locataires & propriétaires...

Serrurier 2: C’est vrai quoi, tout est fermé maintenant!

La scie à métaux résonne une bonne partie de la soirée dans les corridors et quand je vais raccompagner Adolfo le matin suivant, un nouveau locataire est en train de se battre avec la serrure.

– Ça tourne un bout, mais ça ouvre pas...

Voilà, c’est du propre: on est coincés dedans maintenant...

– Attends, je vais essayer avec ma clé.

En effet, ça tourne et ça bloque, mais un petit coup de paume bien ajusté suffit à régler le problème.

mercredi 10 avril 2013

Un bloc entier sur ses petits pieds

D’abord, j’avais intitulé ce post "un bon demi-bloc", mais en allant vérifier l’orthographe des rues sur la grande carte collée au mur du couloir qui conduit à la chambre de Lucie, j’ai dû rectifier: notre fille a bel et bien parcouru un bloc entier sur ses petits pieds!

L’exploit s’est déroulé aujourd’hui entre 14h28 et 14h43 (heure de Buenos Aires) le long de la rue Ambrosetti, entre les rues Vallese et Jauretche. Ce qui m’avait induit en erreur, c’est que sur le trottoir peu fréquenté que nous avons emprunté pour notre course d’essai, la rue Ambrosetti continue, fait exceptionnel pour une ville aussi régulièrement quadrillée, sur deux blocs jusqu’à Aranguren.

Il fallait donc regarder sur notre gauche - ce que faisait régulièrement Lucie, très intéressée par les cris d’enfants qui jaillissaient de la garderie de l’hôpital Durand - pour nous rendre compte que nous avions bel et bien atteint le bout de ce qu’on appelle ici un cuadra: les vieux pavés de Jauretche étaient là pour le prouver!

À force de jeter des coups d’œil sur la gauche – mais pourtant j’avais enlevé, pour qu’elle puisse avoir le champ libre et regarder droit devant elle, le siège de cette poussette sur laquelle elle s’appuyait de ses deux mains –, Lucie se déplaçait régulièrement dans le sens de son regard et finissait par se prendre les pieds dans la grosse roue de ce formidable engin offert par son grand-père...

Alors, il fallait soit l’accompagner en lui prêtant deux index jusqu’aux extraordinaires feuilles mortes du caniveau – eh oui, l’automne menace, le fond de l’air est frais! – soit la replacer bien au centre de cette barre de métal qui allait lui permettre de faire encore une bonne dizaine de pas jusqu’à la prochaine déviation.

Ah, ma fille! Si tu savais comme je suis fier de toi! Tellement que j’aurais bien voulu, au risque de te voir t’étaler de tout ton long, prendre avec mon iPod une photo de ta prouesse! Mais non, peine perdue, il était à plat... Alors compte sur moi: je te le montrerai ce petit bout de rue exactement au milieu de cette ville tout en bas du monde où tu as vu le jour!

mardi 9 avril 2013

De la place où mettre l'espace

Une note, de 2004:

"La ligne de la barrière après la pelouse: et après le lac: et après les montagnes: et le ciel du presque noir (les gris, les bleus) au presque jaune – dans l’ordre des mots, le sens de l’écriture. De ce jaune sur la tranche de mon carnet, sur mes mains, un éclat quand je tourne mon stylo.

Mais tout cet espace n’est pas que devant moi: j’ai de la place où le mettre. Il ne suffit pas de voir, de vouloir voir, même de toutes ses forces, il faut encore avoir de la place, savoir ce qu’on va faire de ça."

lundi 8 avril 2013

Un million de mantras – jour 13

– Ça tombait bien que Celia passe déposer Lucie juste à ce moment-là: comme ça, la petite est arrivée pile-poil pour voir la fin! Au début, j’ai cru qu’elle allait avoir peur avec les taikos et tous les gens qui tapaient dans les mains, mais pas du tout...

– C’est vrai qu’on n’y a pas été de main morte!

– Au début, je me suis dit qu’on allait rester à l’entrée du dojo, mais quand j’ai vu que ça lui posait pas plus de problèmes que ça, je me suis rapproché pas à pas... Et puis, Sensei: merci d’avoir organisé tout ça!

– Namanda!

– Vraiment, c’est une chance!

– Un jour, ça pourra se faire.

– Pardon?

– Un jour, on va prendre quelques taikos et on va aller par chez vous.

– En voilà une bonne idée!

– Mais ne vous pressez pas, prenez votre temps.

 

– Tout à fait: je garde ça quelque part au fond de mon crâne. Vous savez, mon roman qu’on va publier en septembre, il m’a pris dix ans...

– C’est ce temps-là que vous devez vous donner pour les choses que vous entreprenez, c’est ce temps-là dont vous avez besoin.

dimanche 7 avril 2013

Un million de mantras – jour 12

Si je pleure, tu sais, c’est pas parce que je suis triste, je sais même pas pourquoi je pleure d’ailleurs: ça me fait plaisir que tu sois là, appuyée sur mes genoux au fond de ce dojo, c’est tout.

Le monsieur japonais très fatigué qui tape sur son tambour, pas trop fort parce qu’il a bien vu que t’étais là, c’est Gustavo: tu te rappelles, celui qu’on appelle aussi Aoki Sensei et qui était à la clinique le jour de ta naissance.

Le monsieur avec des rayons tout autour de la tête, le monsieur qui a l’air d’être en or juste derrière les cheveux courts courts courts de Gustavo, c’est Bouddha. C’est le même monsieur que celui qu’on a chez nous sur notre autel qui est sur la bibliothèque, sur le rayon juste au-dessus de tes jouets depuis que tu peux aller où tu veux à quatre pattes et à toute vitesse.

La dame qui s’est mise à genoux juste devant toi pour te prendre en photo, j’espère qu’elle te prend surtout toi et pas trop moi parce que j’ai le nez qui s’est mis à couler aussi, c’est Marina. C’est elle qui faisait des massages à maman pendant que tu étais dans son ventre et qui va te balader dans le parc de temps en temps. Ton gros éléphant rose, c’est elle qui te l’a donné.

Le monsieur japonais qui te fait des grands sourires, c’est Kao. Il a un autre nom, mais tout le monde l’appelle comme ça. Il a fait tout plein de fois le tour du monde pendant plus de dix ans et c’est le frère de Gustavo.

La dame qui essaie de pas trop nous regarder parce qu’elle pleure aussi, c’est Patricia. Elle vit dans le temple, elle aide Gustavo à mettre l’ail noir qu’il prépare dans des petits sachets en plastique, alors c’est un peu à cause d’elle qu’on a une odeur bizarre dans la bouche le matin quand on prend le petit-déjeuner. Patricia, elle est triste parce qu’elle a l’impression que quand on aura fini cette chanson, on va plus jamais chanter ensemble. Je pense qu’elle a pas raison, mais on verra bien.

La dame qui joue de la musique avec cette cuillère dans sa bouche, c’est Valeria. C’est la petite amie de Kao et elle vient du Chili, c’est le pays juste à côté de l’Argentine. Valeria, elle aime beaucoup lire dans les étoiles, un peu comme toi avec El Osito Peluchín ou bien Primeras Palabras. Dans les étoiles, elle voit la vie des gens, elle voit comment les gens sont liés avec tout l’univers et pourquoi ils pensent ce qu’ils pensent, pourquoi ils disent ce qu’ils disent, ils font ce qu’ils font, pourquoi il leur arrive ce qui leur arrive.

La dame japonaise qui s’est rapprochée et qui tape sur le crapaud en bois derrière mon dos pour s’amuser, c’est Nora, tu te rappelles? C’est elle qui va nous amener à l’aéroport et qui vient nous chercher quand on revient avec l’avion. Je crois que c’est une des personnes les plus gentilles que j’ai rencontrées dans ma vie.

La vieille dame qui fait passer le long collier de billes dans sa main qui tape sur le gong pour dire que la grosse boule a fait tout un tour – ça te fait sursauter, alors je te caresse le ventre en rythme –, c’est Eva. Le bouddhisme, c’est un peu comme pour moi, ça l’a jamais intéressé avant. Une fois, une de ses amies a entendu à la radio que c’était possible de découvrir le bouddhisme au Furaibo, alors elles sont venues les deux. L’amie a dit que c’était pas pour elle, mais Eva, elle, elle est restée. 

Le monsieur japonais avec une dent de devant en moins qui t’a pris dans les bras quand on est arrivés, c’est Sumyiori Sensei. Lui aussi, c’est un maître bouddhiste, comme Gustavo, mais il vit au Brésil – le Brésil, tu connais bien, mais seulement depuis le ciel... Il nous filme avec sa petite caméra depuis le début et c’est pour ça que je penche la tête pour te donner des bisous dans les cheveux parce que chaque fois que je pense à toi qui es là, sur mes genoux, à écouter des mantras, je recommence à pleurer fort.

Maintenant, je vais aller manger quelque chose et puis après on va rentrer à la maison pour ta sieste. Si je pleure de nouveau quand j’explique à Marina pourquoi je pleure, si je pleure encore dans le métro quand je vois que tu commences à t’amuser à te boucher les oreilles avec les deux mains pour que le bruit des rails soit plus là et pour que le bruit des rails revienne, c’est parce que je crois que j’ai compris pourquoi je pleurais et que ça me fait pleurer de penser à ça.

Ce mantra, tu sais, il est là pour te donner de la lumière quand tu as peur dans ton lit, pour te donner de la patience quand tu as faim et qu’on se dépêche pas assez maman et moi, il est là pour t’aider à garder tes yeux grands ouverts comme tout à l’heure, quand ils tournaient tout autour du dojo, ce mantra, il est là pour te tenir la main pendant toute la vie, même quand maman et moi on sera morts: ce mantra, c’est le plus beau cadeau que je peux te faire.

samedi 6 avril 2013

Un million de mantras – jour 11

– Alors tu fais 45 minutes et moi je fais 45?

Le moins qu’on puisse dire, c’est que la proposition de Martín ne m’intéresse pas vraiment. Ça fait quelques tours que je suis bien concentré, à genoux devant mon taiko, en train de donner le rythme de toute ma voix retrouvée... Pourtant, ça serait équitable: Patricia a mené le bal pendant une demi-heure, il reste donc une heure et demie à couvrir entre nous deux.

– Ben, oui, euh... Si tu veux. C’est quelle heure?

– Trois heures.

Bien décidé à rester à ma place plus longtemps que le petit quart d’heure qui me reste, je réfléchis à une stratégie pas trop agressive. C’est vrai, quoi, il peut toujours faire le doshi pendant les tours de la journée lui... Je commence une version lente du mantra, pas aussi lente que la nouvelle de Gustavo, mais on doit tourner autour des 4 ou 5 secondes: on va friser la demi-heure pour un seul tour.

Au début, je me rends compte que j’ai perdu une bonne partie de ma concentration: j’ai l’esprit envahi par des petites voix qui me disent, l’une, que j’ai bien raison de me battre pour ma place, l’autre, que suis décidément bien attaché à mon petit privilège de donneur de rythme... Petit à petit, les voix passent au second plan, se dissolvent dans la concentration qui s’est installée de nouveau, discrètement mais sûrement.

Une ivresse de la lenteur et de la régularité, des paysages montagneux qui s’ouvrent et se referment devant moi au milieu du dojo, un feu de camp au bord d’un lac, des grands mouvements d’air, la lumière orange d’un chalet perdu dans la neige, un autre mouvement d’air, le dojo, pas longtemps, un champ de neige dans la nuit qui me pique les narines, une des diagonales de la corde noire qui tend le taiko devant moi, un grand mouvement d’air et le coup de gong de Martín qui indique la fin du tour.

– Tu veux passer?

– Tu peux continuer si tu veux...

– C’est quelle heure?

– 3 heures et demie.

– Allez, vas-y.

Martín s’installe et moi je m’assieds de l’autre côté du taiko grand comme une barrique couchée sur le côté. C’est Agustín qui compte.

Mais ça ne démarre pas et je sens ma concentration qui s’effiloche. Agustín et Patricia se lèvent pour aller chercher un verre d’eau. Moi, sans trop y réfléchir, je me mets à taper en rythme sur un tambour que j’ai à portée de main et je me remets au mantra. Les autres reviennent et Martín se penche à côté du taiko en me regardant avec une drôle de tête. Il est en train de terminer un SMS sur son BlackBerry

– Alors on y va? Parce que maintenant, c’est moi qui guide les mantras. Et puis, juste pour rassurer Monsieur Pierre: je viens de recevoir un message d’une amie qui m’a dit que son chien était mort alors je lui réponds. Le mantra n’est pas du tout coupé, il peut se rassurer...

De nouveau, même scénario que tout à l’heure dans ma tête. Des tas de réponses ironiques et subtiles me viennent, très pédagogiques, du genre mon vieux, si tu sors sans arrêt de la concentration avec tes gags, tes mimiques de clown et ton BlackBerry, tu peux faire des mantras pendant une année, tu vas jamais rien vivre de spécial...

Et puis les voix se taisent pendant quelques tours et puis reviennent: mais ça commence à durer cette histoire! À tous les coups qu’il m’a menti sur l’heure: tous des menteurs, ces Argentins, je commence à avoir l’habitude... Du coup, je sors mon Nokia de la poche ventrale de mon samue et j’apprends qu’il est 4 heures 34: Gustavo est donc bel et bien resté endormi... Au moins, Martín, ça lui donnera le temps de pratiquer un peu son taiko...

Quelques minutes après arrive Gustavo.

– Désolé pour ce petit retard...

Et c’est reparti pour une bonne heure pleine d’énergie concentrée.

Quand Sumyiori Sensei vient nous relever, Gustavo me demande de passer de l’autre côté du comptoir pour faire la vaisselle de la nuit. Pendant ce temps, il met des bonnes choses sur la table pour le petit-déj.

– Le mantra, c’est dingue: quand on lui donne de l’énergie, il nous la rend au triple, mais quand on en a pas à lui donner...

– C’est pas forcément une question de puissance: il faut placer la voix juste où il faut pour que ça puisse vibrer jusqu’au fond du ventre.

– Mais c’est pas facile d’être actif et détendu à la fois...

– Il faut trouver la bonne posture: trois zafu l’un sur l’autre, c’est plus pratique pour taper, mais moins pour entonner, à genoux, c’est parfait pour l’intonation, mais il faut tenir les bras en l’air et ça fatigue. Alors il faut changer, des fois trois, des fois deux, un ou pas du tout.

Là, c’est passé sept heures et j’ai pas du tout sommeil. Mais bon, je vais quand même essayer de me coucher, par acquis de conscience. Brossage de dents, boules quiès et je me bricole un lit dans le petit jour du salon oriental.

Je m’endors instantanément.

vendredi 5 avril 2013

Un million de mantras – jour 10

Nuit de merde. Les choses se passent de cette manière pour une raison, elles arrivent de la meilleure manière possible: les choses se passent de cette manière pour une raison, elles arrivent de la meilleure manière possible: les choses se passent de cette manière pour une raison, elles arrivent de la meilleure manière possible. Nuit de merde quand même.

Je suis arrivé pile pour la soirée pizzas: ça s’annonçait plutôt bien. J’aurais dû me douter de quelque chose quand Gustavo a dit que ça allait se terminer le dimanche matin vers les 9 heures avec célébration de la naissance de Bouddha, nettoyage du dojo et pizzas.

– Mais là, au rythme où on va, ça tend plutôt vers le samedi, non?

– Eh bien ça sera dimanche: on fixe la fin de la pratique et comme ça c’est réglé. Et puis, si c’est nécessaire, on a qu’à reculer une bille rouge...

Une fois que les autres sont sortis de table, Patricia s’approche de moi avec un drôle d’air:

– Tu sais, j’ai lu ton blog et je voulais te dire que tu étais une personne très respectueuse et puis... Tu vas me manquer!

Elle fond en larmes et on se prend dans les bras.

– Tu as reçu notre invitation pour le 14?

– Oui oui, je serai là.

– L’idée c’est de faire une petite cérémonie en remerciement pour tout ce qu’on a vécu ici pendant ces six ans et puis après un petit thé, c’est tout. Allez, on va faire quelques mantras?

En entrant dans le dojo, je jette un œil au boulier pour voir où on en est. Je regarde une deuxième fois, Marina est juste devant, je vois pas bien, je compte et je recompte: il reste bel et bien six boules rouges: 700’000. On en était presque là quand je suis parti douze heures plus tôt... Est-ce que quelqu’un a tout simplement OUBLIÉ de passer la cinquième bille? Non non non, c’est certainement notre cher Sensei qui a déjà mis en place sa stratégie de contrôle du timing. Le premier soir, il se plaignait de devoir aller à toute vitesse à cause des autres maîtres qui étaient trop lents, mais là, il doit avoir changé d’avis...

Pourtant c’est l’ambiance des grands soirs dans le dojo. Sumyori Sensei s’en donne à cœur joie et on est plus proche de ce Brésil où il a émigré que de ce Japon d’où il vient. Tout le monde danse les bras en l’air et psalmodie le mantra façon Woodstock, mais j’ai de la peine à vraiment me réjouir, encore meurtri par la terrible injustice de ces comptes trafiqués. Patricia me propose de me mettre au taiko et je finis par aller me coucher après quelques tours de samba qui ont eu raison de mes dernières énergies. Il est minuit.

Minuit trente, quelqu’un s’assied sur mes tibias dans la pénombre au fond du dortoir.

– Oups... Mais c’est qu’il y a quelqu’un ici...

Merci Marina.

Je sors du salon oriental avant d’étrangler cette femme un peu tête en l’air mais d’une douceur désarmante et je vais me prendre un verre de Coca. Nora m’explique le fin fond de l’affaire de la boule rouge: au milieu de l’après-midi, ils ne savaient plus dans quel sens pousser les billes parce que le petit papier avec la flèche était tombé. Alors le Sensei est arrivé, il a poussé toutes les boules noires à droite et il a reculé une boule rouge.

– J’ai toujours dit que c’était une connerie, cette histoire de petit papier...

Mais la bonne nouvelle, c’est qu’ils se sont mis à compter depuis en haut comme on en avait l’habitude: le tableau ne vient pas d’être commencé, il est presque fini. Ouf! On devrait toucher les 750’000 – les trois quarts! – pendant notre tour à nous.

Quand Gustavo entre en scène pour venir nous relayer, Martín et moi, il se met à chanter une très belle version du mantra que je ne connaissais pas, très belle mais très lente... On doit être plus près des dix secondes par mantra! À cinq heures, tout sauf disponible à sa belle voix retrouvée, je déclare forfait et je vais me coucher.

– Allez! Nora, pars pas sans moi! Reviens!

Sept heures trente, c’est ce que me dit le Natel que j’ai sorti la poche de mon samue posé à côté de mon lit bricolé avec des coussins sur les tatamis. Je retombe d’un bloc.

– Putain...

Martín, il pourrait pas fermer sa gueule dans le dortoir, non? Obligé de faire le clown jusqu’ici!

Bien sûr, pas possible de me rendormir alors je fais faire quelques mantras pas très enthousiastes avec Taiki San et je finis par paqueter mes affaires, prêt à affronter les éclats de rire d’une petite Lucie toute pleine d’énergie. Faites des mantras qu’y disaient...

jeudi 4 avril 2013

Un million de mantras – jour 9

Autour des cinq heures du mat. Dans le dojo: Patricia, Gustavo et moi. Je me rends compte que Patricia s’est mise à compter les syllabes à la place des mantras et que le nenju file à toute vitesse dans sa main.

Petit exercice de prise de la vie comme elle vient: si Patricia compte faux, c’est que ça doit être comme ça. D’autres personnes à d’autres moments de la pratique ont certainement compté trop lentement alors ça doit s’équilibrer. Et puis, quelques milliers de plus ou de moins... Mais je finis quand même par me lever et poser mon index sur les billes devant son nez en avançant, comme il se doit, au rythme du mantra. Petit sourire de Gustavo.

Il faut dire que les problèmes qui surgissent dans le groupe viennent presque tous du comptage: chacun se donne beaucoup de peine pour bien compter, mais se donne de la peine à sa manière, dans son coin. Indice des déphasages de tempo: le nenju se met à décoller des tatamis et à se balancer dans l’air pendant que les deux personnes au bout du petit pont de perles commencent à se lancer des regards noirs.

Parfois, les problèmes sont plus cruciaux encore, par exemple quand un des maîtres oublie de passer une bille sur le boulier après un tour de 500. Gustavo, quand je le lui avais fait remarquer le plus diplomatiquement possible pendant les 300’000:

– Alors, Monsieur Pierre! Vous faites rien gratis, vous!

Encore pire: aurait-on oublié de passer une des billes rouges du onzième rang tout en haut, une de ces billes qui valent quand même 50’000? Objet du litige: la petite flèche sur un Post-it accrochée à un des fils, petite flèche qui change de sens une fois que les dix rangs noirs sont passés histoire montrer dans quel sens – vu l’état, c’est pas de trop – faire avancer lesdites billes noires.

Est-ce qu’il faut finalement faire avancer une bille rouge après un aller et retour de tableau complet, ce qui nous ferait une bille à 100’000, ou, comme d’habitude, à la fin de chaque tableau? Il faut dire que cette année, on a commencé bizarrement à compter par en bas et que cette histoire de flèche est venue – mais qui a eu cette idée? je soupçonne mon cher Martín – remplacer cette habitude beaucoup plus économique de ramener toutes les billes sur la droite à chaque passage de bille rouge.

À la fin du tour du Sensei, Patricia me tape sur l’épaule:

– T’as pas vu que je m’étais endormie?

– Non. Tout à l’heure, quand je suis venu pour que tu comptes autrement?

– Mais oui: c’est pour ça que je comptais plus vite!

mercredi 3 avril 2013

Un million de mantras – jour 8

En parallèle avec la pratique des mantras, il y a l’autre pratique, tout aussi riche à sa manière, de la cafétéria. Sur les deux tables au fond du coin bar, il y a toujours des plats de bonnes choses tièdes ou froides, des belles pommes rouges, des biscuits amenés par les participants, des bonbons pour la gorge et même une grosse boîte d’Ovomaltine venue en ligne directe de la Coop de la Gottaz. C’est en général autour des victuailles que se tissent les échanges, plus ou moins métaphysiques, à toutes les heures du jour et de la nuit.

Juste avant de partir après mon tour entre dix heures et midi, je m’assieds un moment avec Nora, Martín et Patricia en grande discussion autour de la question de l’autorité. Martín est en train développer une grande théorie sur ce que devrait être, selon lui, le rapport à l’autorité bien compris:

– Pour moi, c’est un jeu. Je fais celui qui y croit mais, au fond, j’y crois pas vraiment. L’important, c’est pas l’étiquette qu’on nous donne, c’est d’être soi-même.

Nora écoute, Patricia lui répond en commençant chaque intervention une variation autour de "comme a dit le Sensei".

– Mais arrête de parler du Sensei! Dis quelque chose qui vient de toi!

En me donnant de la peine pour ne pas trop monter les tours, je rajoute mon grain de sel:

– Écoute-la un peu! Elle est en train de te parler d’elle, là. C’est sa manière de te parler d’elle!

Martín continue sur son idée:

– Allez, dis quelque chose qui vient naturellement de toi, qui vient de celle que tu es vraiment!

Je sens que je suis trop crevé pour argumenter sereinement, alors je me lève et je vais chercher mes affaires dans le salon oriental.

– Bye bye tout le monde, à ce soir!

Après, bien entendu, pendant une bonne partie de la journée, je me demande comment j’aurais pu continuer autrement qu’en distribuant avec la meilleure volonté du monde un certain nombre de conseils aussi pertinents qu’inutiles, ces mêmes conseils dont je sais de mieux en mieux, dans le meilleur des cas juste avant d’ouvrir la bouche, qu’ils me sont toujours destinés personnellement. J’aurais peut-être pu continuer à écouter, simplement, et apprendre de ce que ça mettait en mouvement au fond de moi.

mardi 2 avril 2013

Un million de mantras – jour 7

En écoutant Soledad de Piazzolla au bord de cette avenida de Mayo presque vide, en attendant le 86 dans ce petit matin de lundi de Pâques, j'ai repensé à ce moment au milieu du tour de Gustavo où j'ai senti que tout s'effondrait dans le moment. Je ne suis pas sûr de très bien comprendre ce que je veux dire par là, mais la phrase m'est venue comme ça et j'ai eu le sentiment, en l'écrivant sans tarder sur mon iPod, que je tenais un petit bout de la solution en quelques mots.

Pendant la nuit, j'avais beaucoup pensé à ce mail que Rabanal m'avait envoyé à quatre heures du mat – "pour ne pas laisser retomber l'enthousiasme" – le matin de Pâques après avoir refait le monde toute la soirée avec Jean-Paul Enthoven. Bien sûr, Rodolfo lui a parlé de ma traduction et le patron de Grasset, qui passait justement des vacances à Punta del Este avec sa douce et mignonne Argentine, lui a naturellement dit qu'il se ferait un plaisir de la lire – de la lire personnellement, m'a-t-il confirmé en réponse à mon mail que je lui ai envoyé séance tenante avec ma mon texte en pdf et en word, au cas où.

Je crois que ce moment de présence au milieu de la nuit s'appuyait aussi sur ces belles perspectives mais ne dépendait pas, contrairement à ce que j'ai eu longtemps tendance à croire, de leur réalisation. Ce qui comptait, c'était l'équilibre du moment trouvé grâce aux mantras, à ces publications qui se précisent, à ce retour en Suisse de plus en plus juste, à Lucie, à Celia, à tout ce dont je ne suis pas capable de me rendre compte.

Beaucoup de circonstances contribuaient à la qualité de ce moment, mais elles se dissolvaient en lui, perdaient corps, perdaient toute espèce d'importance, d'où, sans doute, maintenant que j'ai fait mon possible pour creuser un tout petit peu plus loin grâce aux mots, cette idée pour moi tout à fait positive d'effondrement. 

lundi 1 avril 2013

Un million de mantras – jour 6

Quand je suis arrivé au Furaibo, le trio des samedis soir jouait de la musique hawaïenne devant l’autel central sur un fond de voix éraillées et de taiko qui sortait du dojo, la salle du restaurant était encore à moitié pleine et la table était mise dans le salon oriental: raviolis, gyozas, aïl noir pour tenir le coup et gros Thermos pour les théières de thé vert.

Gustavo est en train de manger en face de Taiki san, le jeune frère de Nobu san qui était là pour les 700’000, qui fait un meilleur doshi jour après jour. Il s’est ordonné moine à neuf ans, mais là, il en a vingt-et-un et c’est sa première véritable pratique. Martín dort d’un côté, le bras sur les yeux, Patricia et Cecilia de l’autre et moi, j’en mène pas très large.

– Vous savez, Sensei, je trouve beaucoup plus dur d’entrer et de sortir que de rester tout le temps dedans...

– C’est normal: on se déconcentre.

En écoutant les mantras électros qu’Alan a mis tout doucement dans le restaurant après la fin du concert des Hawaïens, je repense à ce tout petit garçon qui trottait devant moi sur Acoyte. J’avais déjà abandonné l’idée du dernier métro et je me dirigeais vers l’arrêt du 2 ou du 103 quand j’ai ralenti tout d’un coup en voyant de bout d’homme – il doit avoir à peine quelques mois de plus que Lucie – trotter à côté de sa maman.

Les larmes me viennent aux yeux et je regarde devant moi, quelque part au-dessus du Thermos. Est-ce que c’est le cycle de la vie qui m’attriste? Ce petit garçon plein d’enthousiasme qui sera bientôt grand, bientôt vieux et bientôt mort? Gustavo regarde aussi devant lui sans rien dire et puis se lève et puis sort. Moi, tout seul avec ces restes de repas et mes amis lessivés, je sors mon iPod pour jeter un œil à Facebook avant d’aller chanter.

Quelques milliers de mantras et une heure de sommeil plus tard, juste avant d’entrer au dojo pour notre tranche de deux à quatre, Gustavo me fait comprendre que mes camarades se réjouissaient que je puisse m’occuper des deux heures tout seul.

– Mais ne changez pas trop souvent de rythme et de hauteur: vous allez vous fatiguer et vous allez fatiguer les autres.

Je m’embarque donc dans un tour entier avec une Nora aphone et un Fabian très motivé, mais fraichement débarqué et qui compte encore un peu de travers. Nora essaie pourtant de lui expliquer: une bille par mantra, pas par syllabe, mais son enthousiasme prend rapidement le dessus. Alors j’entonne plus vite pour coller le rythme de ce que je dis à la vitesse de ses doigts.

Gustavo s’assied en face de moi au fond du dojo et prend un tambour pour me donner un coup de main. Mais comme tout se passe bien, il va se reposer un peu avant son tour à lui. En effet, plus je chante, plus je me remplis d’énergie. Bien sûr, il y a la voix cassée qui prend du temps à se chauffer, mais quand le rythme de croisière s’installe, c’est le mantra qui me porte, c’est le mantra qui me chante et je rempile sans problème pour les deux heures de mon cher sensei. 

De toute façon, pas le choix: Nora a déclaré forfait et il ne reste plus que Fabien qui s’est mis à tourner en rond autour du dojo, un grand sourire aux lèvres, en comptant les billes du nenju à sa manière.