mardi 31 janvier 2012

Quelques vies bien remplies

Hier soir, sur sa belle terrasse de Parque Chas, Danielle – qui a le même rythme que nous: deux mois de cours de français en Suisse et le reste en Argentine – nous parlait de son besoin de rentabiliser au mieux toutes ses plages de liberté.

Comme on voit toujours tellement plus clair chez les autres qu'en soi, les récits de ses journées m'ont renvoyé à tous ces gros livres en piles autour de mon fauteuil, ces livres qui remplissent mes matins et mes après-midis vu que mes mains continuent à se faire prier. Tout ce beau temps libre, c'est ce qu'on se dit au fond de soi, il faudrait quand même le mériter.

Faire, comme si l'action mettait la mort un peu plus loin, comme si, une fois que la mort sera là, on pensait pouvoir finalement se dire: "Ah, quelle vie bien remplie j'ai eue!" Mais, bien sûr, il y a peu de chances qu'on en soit tout à fait convaincu...

Ce qu'il y a de bien avec les réincarnations, c'est qu'on a plusieurs essais – "Game over? Participez de nouveau!" –: tout ce qu'on peut entreprendre devient à la fois moins primordial et moins tragique. À la place de cette vie à "remplir", il y a des expériences qui se font – de temps en temps des sagesses qu'on en tire – et rebelote ad libitum jusqu'à ce qu'on cesse de vouloir être soi et qu'on accepte enfin de se dissoudre dans cette lumière blanche qui s'est présentée à chacune de nos morts, cette lumière à laquelle on a systématiquement tourné le dos, tellement persuadés qu'il restait encore tant de choses intéressantes à faire sur terre, tant de choses capitales susceptibles de remplir encore quelques vies de plus.

lundi 30 janvier 2012

Des miñones ou des milongas?

– Hola! Un demi-kilo de pain français s'il te plaît!

– Tu veux des miñones ou des milongas?

– Excuse-moi, j'ai pas compris ta question...

– Ben oui, des miñones ou des flautas?

– C'est quoi la différence? C'est pas des mots qui font partie de mon vocabulaire.

– C'est le même pain, genre baguette, mais il est pas coupé la même chose. Tu vois, les miñones, c'est des morceaux plus petits.

– Ah oui, d'accord. Alors des miñones: un demi-kilo s'il te plaît.

– Ils sont encore tout chauds: ils sortent du four!

– Merci, hein! Pour le pain et pour le cours d'espagnol!

dimanche 29 janvier 2012

L'éternité et un jour

Celia, couchée sur le lit dans sa robe orange, son iPod et son casque sur le ventre.

– Tu lui fais écouter quoi?

– L'Éternité et un jour.

samedi 28 janvier 2012

Toutes les vies de Copernic

Gustavo nous a raconté que ce qu'il avait eu le plus de peine à comprendre et à accepter, quand il avait été se former comme moine à Kyoto, c'était l'idée de la réincarnation.

Une fois qu'il avait pu commencer à observer le monde autour de lui avec ces yeux-là, ça avait été pour lui comme une révolution copernicienne: tout ce qui se passait dans sa vie – les gens qu'il rencontrait, les lieux qui l'attiraient – devenait tout d'un coup beaucoup plus clair, évident, limpide.

On peut expliquer grâce à des calculs compliqués comment le Soleil tourne autour de la Terre, oui, on peut.

vendredi 27 janvier 2012

Un pet pendant la méditation

Au réveil, comme tous les matins, je me suis installé pour méditer. J'ai mis mes longues chaussettes blanches, mon pantalon de coton blanc et j'ai posé nos deux linges blancs sur le parquet devant notre autel bricolé avec un gros rouleau de câble "oublié" chez nous par les ouvriers qui étaient venus installer Internet.

Je me suis agenouillé, j'ai posé les deux rosaires de notre mariage sur les linges et j'ai allumé la bougie à réchaud orange devant le petit Bouddha Amida en bois doré debout dans son carton bleu. J'ai pris un bâton d'encens, je l'ai cassé en deux, j'ai allumé les deux bouts que j'ai posés dans l'encensoir, NA MAN DA BU dix fois, une révérence, et je me suis mis à méditer.

Pas encore très concentré, j'entends Celia se servir un verre d'eau, faire quelques aller et retour dans mon dos – elle s'est peut-être mise à faire ses exercices de yoga – et, tout d'un coup, je fais un gros pet sonore.

Celia se donne beaucoup de peine pour ne pas éclater de rire, mais ses efforts sont inutiles et je me laisse aller, digne et stoïque autant que possible, à ce fou rire qui la gagne et qui me fait pouffer avec elle, ce fou rire que j'entends petit à petit se transformer en pleurs.

Après la méditation, je lui demande ce qui s'est passé.

– J'ai fait tout ce que je pouvais pour ne pas rire et puis j'ai vu la situation: tout le monde assis dans un temple zen, les gens très concentrés, qui essaient de se contrôler, et puis ça qui arrive, tellement humain.

– Et les larmes?

– C'est venu comme ça, je sais pas trop d'où. Tu comprends, avec mon ventre, quand je ris fort, ça se met vraiment à bouger dans tous les sens et ça fait remonter des trucs pas prévus. C'est comme ça, c'est physique, c'est mes instincts féminins de femme enceinte.

jeudi 26 janvier 2012

Se faire cadeau de deux tickets de métro

En sortant du subte D à la station de Olleros, je vois deux femmes d'une cinquantaine d'années arriver en courant et faire le tour des guichets pour voir si les queues étaient aussi longues à ceux de devant qu'à ceux de derrière – pas de bol: s'il n'y pas de queues à ceux de derrière, c'est parce qu'ils sont fermés.

Comme elles ont l'air vraiment pressées, je leur propose de les faire passer avec ma carte magnétique et je continue mon chemin pendant que la deuxième femme, depuis l'autre côté du tourniquet, me crie d'attendre pour qu'elle me rembourse les deux trajets de métro.

Un des grands classiques de Gustavo, pendant les discussions d'introduction au bouddhisme du mardi soir, c'est l'exercice dit des 100 pesos – ou 100 francs ou 100 dollars ou 100 ce qu'on voudra. Techniquement parlant, c'est d'une simplicité évangélique: on passe au bancomat retirer un gros billet, on le donne à la première personne qui demande l'aumône – "Vous avez de la chance, ce n'est pas ce qui manque par ici..." – et on part en courant sans attendre un éventuel merci.

– Mais si la personne se drogue, si elle boit cet argent?

– Ce n'est plus votre argent, mais le sien.

– Si je choisis tel mendiant plutôt que tel autre parce que sa tête me revient mieux?

– Faites.

– Si je le fais parce que c'est un exercice que vous avez recommandé de faire?

– Faites.

– Et si... et si... et si...

– Faites, et vous verrez ce qui arrive. Si vous ne ressentez rien, passez au bancomat suivant et retirez 300 pesos. Le bouddhisme, c'est de la pratique, pas de la théorie.

Alors les essais se succèdent – avec des billets, avec des pièces – et, petit à petit, les gens semblent spontanément plus généreux, plus accueillants, moins prêts à me voler tout ce que j'ai. Mais le moment est encore loin de me sentir absolument convaincu que c'est "comme prendre un billet avec ma main gauche et le donner à ma main droite", que "donner à l'autre, c'est me donner à moi-même parce que nous ne sommes qu'un seul être".

Bien sûr, ce qui compte, c'est ce qui se passe en moi, ce que ce petit geste – rien de plus simple à donner, d'un point de vue pragmatique, qu'un peu d'argent... – m'aide à comprendre sur la manière dont fonctionne le monde et sur ma manière de le voir fonctionner, comment ce geste peut m'aider à changer des habitudes bien ancrées, à faire évoluer les réflexes qu'elles conditionnent: c'est "mon argent", qu'est-ce que ça veut dire exactement?

Le stade d'après: ne plus écrire ce genre de petites aventures sur son blog. Celui d'après: ne plus écrire de blog. Celui d'après: ne plus écrire. Celui d'après: écrire ce genre de petites aventures sur son blog sans se poser toutes ces questions, en se contentant de suivre une intuition aussi fluide que celle qui m'a poussé à simplifier la vie de ces dames en leur proposant de prendre le métro avec "ma" carte.

mercredi 25 janvier 2012

Une tirette à commissions

Tout a commencé par le projet d'un nouvel achat: une tirette à commissions. Transporter les fruits et les légumes depuis chez les Boliviens du coin, ça commence à faire lourd: Celia a mal au dos à cause de son ventre qui a définitivement dépassé le mien et moi, j'aimerais bien économiser mes chères petites menottes. Mais, qui dit tirette à commissions, dit installation, et ce sont les grosses questions du "où est-ce qu'on va vivre en fin de compte" qui resurgissent à l'heure du thé.

Quand on est né quelque part – au hasard, en Suisse –, ce lieu devient facilement un lieu de résidence par défaut. Quand on choisit d'aller vivre ailleurs – au hasard, en Argentine –, tout se passe comme avec un partenaire amoureux: quand ça va, ça va, quand ça va pas, on se dit qu'on aurait quand même pu choisir un peu mieux.

A l'échelle de plusieurs vies, ce "lieu d'où je viens", ce "pays de mon enfance" avec son "lac" et ses "montagnes" ne fait plus vraiment sens: ce n'est plus qu'un pays d'enfance parmi beaucoup d'autres, à la différence près que c'est le seul dont je me souviens. "Il faut croire que ce n'est pas pour rien qu'on oublie tout, d'une vie à l'autre", dixit mon cher Leveratto.

De ce point de vue, je ne suis donc pas plus Suisse qu'Argentin: je suis où je suis – peu importe où! – pour des raisons qui me dépassent et qui vont bien au-delà que ce que je prends pour mes choix. "Nada es casual, todo es causal", rien n'est dû au hasard, tout est le fruit d'une causalité.

Alors, notre étude de marché dans les boutiques d'Acoyte et de Rivadavia sera menée avec le coeur d'autant plus léger qu'une tirette, comme Celia me l'a fait remarquer, c'est justement fait pour se déplacer.

mardi 24 janvier 2012

La vie devant soi

– J'ai bien aimé ton entrée d’hier.

– Ah oui? Vraiment?

– J'ai trouvé que c'était franc.

– Trop didactique, trop didactique. Quand je me mets à vouloir expliquer, ça se fige et la vie s'en va.

– Il faudra qu'on prenne un moment pour en causer: ça m'intéresse!

lundi 23 janvier 2012

Je pense à moi, donc je suis

L'autre nuit, pendant qu'on entonnait des mantras jusqu'au petit matin comme tous les troisièmes jeudis du mois, je me suis demandé ce qui était à la base de l'intuition qui m'avait poussé à tenir ce blog.

Je crois qu'une des motivations vient de mon besoin d'ouvrir les coulisses pour montrer qu'il n'y a rien "derrière" et réduire du même coup la distance entre ma vie de tous les jours et les livres que j'essaie d'écrire, réduire ma propre attente par rapport à ces textes à venir en rendant le geste de publier naturel parce que quotidien.

On ne parle toujours que de soi, on ne pense toujours qu'à soi, pas par égoïsme, mais parce qu'on ne sait pas faire autrement. Je m'intéresse à l'autre uniquement parce que je crois qu'il s'intéresse à moi, alors que lui, de son côté, ne s'intéresse qu'à la partie de lui qu'il voit en moi. Et, bien entendu, vice-versa.

Ce sont toutes les histoires que je me raconte à mon sujet, ces grands et beaux mots que j'utilise pour les écrire, qui m'empêchent de voir ce qui est. Rien de tragique ni de personnel: des relations entre les gens, évidentes et limpides, qui se font et se défont selon des lois qui évoquent avant tout celles de la physique ou de l'économie.

dimanche 22 janvier 2012

L'utilité de l'utilité

Ramuz a 24 ans: mêmes questions sur le pourquoi de l'écriture, sur les raisons qui poussent à mettre le monde en page. Le voir se battre contre lui-même m'aide à mieux voir les tenants et les aboutissants de ce combat en moi, de mieux cerner les enjeux et les pièges de ce programme d'écriture que je me suis dessiné.

Vers la fin d'une longue causette dans son vieil appartement de Recoleta, Hugo Mujica m'a raconté son expérience chez les moines trappistes: tous les après-midi, son supérieur l'envoyait dans la forêt, sans son rosaire, avec l'interdiction formelle de faire quoi que ce soit, même pas prier – surtout pas! Après quelques mois, celui qui allait devenir prêtre et poète a commencé à comprendre que la vie ne se gagnait pas: qu'on fasse quelque chose ou qu'on ne fasse rien, on continue à vivre.

Donc: je ne suis pas "plus" moi parce que j'aligne des mots sur une page, pas "plus" moi parce que des gens les lisent, pas "plus" moi si je pouvais payer notre loyer grâce à eux (les mots et les gens...). Il y a simplement des mots qui sont écrits parce que les circonstances de la vie m'en ont donné le temps, l'envie et les moyens.

Mais, au fait, avoir une utilité, ça sert à quoi?

samedi 21 janvier 2012

Le dernier tour de manège

Dans son prêche de dimanche dernier, Gustavo a parlé de cette coutume japonaise de retirer de la vue des mourants toutes leurs possessions les plus chères, les oeuvres qu'ils avaient réalisées dans leur vie, d'aller jusqu'à empêcher la visite de leurs amis intimes et de placer à côté de leur lit un autel de Bouddha, tout ça, bien entendu, pour ne pas donner envie à la personne en train de mourir de revenir faire un énième tour de manège à travers les plaisirs limités qu'offre la vie terrestre.

Mais, pour savoir se détacher pour de bon, il faut d'abord savoir vivre, savoir aller au bout de ce pour quoi on se sent venu au monde afin de constater par soi-même – "Doutez de tout, en particulier de ce que je vous dis" – à quel point ce projet de vie si fondamental est loin de remplir ses si belles promesses de bonheur.

Alors, une fois qu'on sera bien convaincus, on pourra se mettre à causer.

vendredi 20 janvier 2012

Un moment soigneusement vidé

Un paysage, une rencontre, un moment de présence à ce qui arrive et, tout de suite: "Comment est-ce que je pourrais bien écrire ça?"

Alors le monde est repoussé après les mots, dans un futur hypothétique où il devrait m'être plus proche parce qu'aménagé par mes soins.

En général, bien entendu, ça ne se passe pas comme ça. Il ne reste la plupart du temps qu'un moment soigneusement vidé par mon projet d'en faire quelque chose.

Gustavo, avec son art consommé de la synthèse: "Plus c'est mien, plus il y a de la souffrance".

jeudi 19 janvier 2012

Ce que me proposent mes mains

En revenant de chez Isabelle, Celia m'a dit que je devais absolument faire quelque chose pour mes mains: six semaines, ça suffisait. Astrid avait eu la même chose, elle avait dû se faire opérer et il n'était pas question que je sois hors service pour l'arrivée de junior dans trois mois.

Bien sûr que ça me fait mal dès que je pose un doigt sur mon clavier, bien sûr que ça me fait peur, bien sûr que je vais prendre de ce pas rendez-vous chez l'ostéopathe, bien sûr, bien sûr, mais au lieu de dérouler l'ensemble des désastres envisageables, revenons plutôt ici et maintenant: que me proposent donc, pour aujourd'hui, mes chères petites menottes en grève?

Plutôt qu'écrire, continuer à lire le premier tome du Journal de Ramuz – "ce qu'il y a de meilleur dans la gloire, c'est le désir qu'on en a" – en le calant comme je peux sur mes genoux. Voilà, c'est tout. Pour le reste, on verra.

mercredi 18 janvier 2012

Se mettre à poil

Ce matin, après le petit-déjeuner, Celia me dit qu'elle trouve que je me mets quand même pas mal à poil dans ce blog.

– Ah oui, tu crois?

En lui répondant, je me rends compte que ce n'est pas vraiment un problème de pudeur, mais plutôt l'intuition pas très confortable que tout ce que je pourrais dire de moi, même le plus scandaleusement intime, n'intéresserait en définitive pas grand-monde et qu'aucune des réactions éventuelles ne suffirait à me prouver ma propre existence.

Un peu plus tard, en plein journal de Ramuz, je comprends mieux pourquoi je lisais si peu depuis plusieurs mois: cette réticence à admettre que la littérature, même la meilleure, n'est finalement "que ça". Sous-entendu: quoi que j'écrive, je n'exprimerai toujours que celui que je suis aujourd'hui, ce moi qui non seulement est limité mais qui surtout pose un cadre à ce que je suis capable de voir chez l'autre, dans sa vie et dans ses oeuvres.

Encore un peu plus tard, toujours chez Ramuz, je fais le parallèle avec le retour mitigé de François sur le Bergstamm, François qui s'était mis à trembler en me parlant de mon livre, comme s'il s'apprêtait à me livrer une sentence qui, en fait, se serait appliquée à lui-même. Lui aussi, sans doute, aurait bien aimé lire quelque chose de "plus" (toi, avec ton questionnement sur le bouddhisme, etc.).

Toutes ces lectures, tous ces autoportraits: "tu ne peux voir que ce que tu es".

lundi 16 janvier 2012

Ce dont je crois avoir besoin

Pour finir, Mirta a décidé de ne pas louer son appartement, en tout cas pas cette année.

Pendant toute la cérémonie, je lui ai fait des sourires pour préparer ce café qu'on devait prendre chez elle en sortant du temple histoire de montrer les lieux à Celia et de mettre en place la suite. A la fois de la drague et de la crainte, la conscience aiguë de son pouvoir sur moi parce qu'elle possède quelque chose que je veux: son bel appartement sous les combles.

Tout au long de ces deux heures avant que je lui demande franchement si on allait le prendre, ce café, j'ai senti très clairement les rouages de ce mécanisme en moi, la même dépendance inquiète que celle que je peux ressentir face aux éditeurs ou à Irène. Bel appartement, réussite littéraire: quelque chose que l'autre peut me donner, quelque chose dont je suis persuadé d'avoir besoin.

Retour au carnet

Trop de clavier en 2011: après le Rabanal et le Bergstamm, mes mains disent stop et je vais travailler les prochaines entrées de ce blog à l'ancienne, dans mes petits carnets.

Encore raté: déjà presque une heure que je triture à l'écran le brouillon manuscrit des trois paragraphes pour aujourd'hui, brouillon je m'étais bien entendu promis de recopier sagement...

samedi 14 janvier 2012

Peu importe où

En sortant de chez Marina, j'ai fait le tour du pâté de maisons et je suis passé devant chez Mirta en comptant les étages jusqu'au cinquième, là où les fenêtres deviennent plus petites – trop petites? – parce que le toit commence à s'incliner.

Le long de Defensa jusqu'à la Place de Mai, j'ai mieux compris d'où venait cette inquiétude qui était montée peu à peu dans la cuisine de Marina: déménager à Buenos Aires, peut-être dans l'appartement de Mirta, peut-être dans un autre, ça voudrait dire me séparer de mes racines, ces racines dont je suis encore persuadé, même s'il me semble de plus en plus probable que je n'en suis de loin pas à ma première vie, qu'elles me servent de fondements.

Alors je pense à mon cher Leveratto – D'accord, les montagnes te manquent, mais à quel point? –, je pense au titre de ce blog, à mon envie de détacher ses textes de tous les lieux pour laisser la place au seul endroit qui soit véritablement important, celui où je suis quand j'y suis, et cette réplique d'un maître à son élève, grand classique des textes bouddhistes, fait son chemin jusqu'à la page: Quand on te demandera où tu es né, tu diras que tu as oublié.

vendredi 13 janvier 2012

Maude et cousine Violette

Autour de cette vieille table en bois de l'Hipopótamo, le monde a tout d'un coup l'air beaucoup plus dense, plus compact, resserré sur lui-même. Maude vient d'arriver de Suisse pour une année d'Erasmus à Buenos Aires et son nom me met la puce à l'oreille: oui, elle est bien de la famille de Violette, cette cousine dont maman avait pris le relai comme fille au pair, au début des années 50, dans la famille de celui qui allait lui donner vingt ans plus tard un enfant.

Savoir que cette fille qu'on accueille chez nous pour quelques jours a quelque chose à voir avec celle qui a permis la rencontre de mes parents lève un bout du voile sur cette structure qui sous-tend les relations entre les êtres, sur ces réseaux tissés au fil de vies déjà très nombreuses, sur ces liens souterrains dont l'évidence me semble de plus en plus indubitable.

Alors, question du jour: comment faire le lien entre ces intuitions profondes et ma peur de rendre mes mots directement publics à l'échelle minuscule de ce blog dont je n'ai, pour le moment, donné l'adresse qu'à Celia?

Pour commencer

Si je me penche sur les raisons qui ont conduit à commencer ce blog, je pense qu'il y a ce mail de Caroline m'annonçant que, pour finir, Zoé n'allait pas publier ma traduction de Veneno. Après les quelques heures de tristesse, de colère et de frustration de rigueur, je me suis dit que c'était quand même trop gros: en nommant quelqu'un d'autre à ma place, ce mail qui commençait par «Cher Franck» me disait très clairement que ce qui m'empêchait avant tout de me laisser aller au plaisir d'écrire, c'était justement cette impression que mon existence dépendait de ma capacité à rentabiliser mes années de travail, à placer mes textes au mieux. Du coup, pourquoi ne pas m'habituer à en publier quelques lignes tous les jours, comme ça, pour voir, histoire de prendre la circulation des mots par l'autre bout?