dimanche 31 mars 2013

Un million de mantras – jour 5

Je me rends compte que mon regard se retrouve souvent le Bouddha mort, la première des cinq images de sa vie rassemblées dans ce long cadre au-dessus du radiateur. Des fois, mon regard se déplace à droite et se retrouve sur Bouddha en train de donner un sermon.

Pendant les 700’000, j’avais beaucoup regardé Siddhartha Gautama en train de découvrir la maladie, la vieillesse et le mort en sortant de son palais sur un fringant cheval blanc.

Pendant les 500’000, je m’étais arrêté sur l’image du milieu, la seule qui est vraiment éclairée par la lampe avec son abat-jour de papier rouge et son idéogramme du Furaibo: l’illumination de Sakyamuni sous son arbre. Il est impassible au milieu d’une foule de monstres et de filles aux seins à l’air. Les monstres m’intéressaient peu: je regardais surtout les seins bien ronds de la fille à la droite de la peinture et je me disais que, question détachement, y avait encore du boulot.

Pendant les 300’000, je crois que j’ai regardé surtout l’image sur le mur d’en face, celle du fondateur de notre école, Shinran, avec ses sourcils bas, son front large et son foulard blanc autour du cou – comme Gustavo depuis hier soir pour soigner le peu de voix qui lui reste.

Ce Bouddha mort, ça m’évoque surtout la fatigue. Comme prévu, c’est plus dur d’entrer tous les soirs et de sortir tous les matins que de rester dedans à entonner, manger et dormir. C’est un peu comme faire un marathon en se prenant une bière à la terrasse après chaque kilomètre... Allez hop! Petite douche et dernier métro.

samedi 30 mars 2013

Un million de mantras – jour 4

Je me demande qui c’est, ce type à la boule à zéro assis juste en face de moi dans ce dernier métro presque vide. Il faut dire que ces derniers jours, j’ai commencé à m’intéresser de près aux crânes rasés et je me suis rendu compte qu’il y en avait vraiment dans tous les coins: on dirait qu’une bonne moitié des mecs de Buenos Aires sont passés sous la tondeuse.

Ça fait déjà quelques minutes qu’on se dévisage, les yeux dans les yeux, dans cette rame toute neuve et toute blanche, appuyés sur nos coussins verts qui commencent déjà à se décoller: ça n’a pas l’air de le déranger plus que moi. Le type – qu’est-ce qu’il a l’air sérieux, presque triste – écoute aussi de la musique: de mon côté, c’est le remix des milongas électro du Bajofondo Tango Club qui rythme le voyage sous terre jusqu’à ces mantras qui doivent, si j’ai bien fait mes calculs, taquiner les 200’000.

Pour les trois dernières stations à partir de Lima, il n’y a plus que nous. La clim doit  être en panne et les vitres ne peuvent pas s’ouvrir: l’air est de plus en plus difficile à respirer. Le type en face de moi perd de l’épaisseur à chaque arrêt et finit par se volatiliser dans l’éclairage au néon du terminus, juste sous la place de Mai.

vendredi 29 mars 2013

Un million de mantras – jour 3

Dans ce métro de fin de matinée, j’écris ce post sur mon iPod pour ne pas m’endormir avant d’arriver à la station Acoyte, parce qu’il faut dire que la nuit a été rock’n’roll: Martín et Patricia ont débarqué dans le salon oriental pour venir me secouer en riant après même pas une heure d’un sommeil instantané: c’était le moment de se lever, il fallait pas arriver en retard pour le début de notre tour entre deux et quatre heures du mat!

En effet, vu que Gustavo n’a finalement pu réunir que deux autres maîtres pour la grande première – à ce qu’il dit – de cette pratique du million de mantras hors du Japon, on en fabrique un quatrième entre Marina, Nora, Martín, Patricia et moi. Vingt-quatre heures divisées par trois, ça fait donc trois tours par jour à faire les doshis, assis entre l’autel, le kim – ce grand bol en métal qui donne des frissons tout le long du dos quand on le fait sonner – et les taikos.

Quand je me suis rendu compte qu’il manquait encore une demi-heure, je me suis mis à grogner que c’était pas des manières de venir réveiller les gens comme ça, surtout s’il restait encore autant de temps avant d’entrer en piste et j’ai continué vers les toilettes illico pour ne pas commencer à être franchement désagréable.

En revenant, Patricia m’a dit que je devais être encore endormi quand je suis sorti du dortoir comme une fusée, parce que personne n’était venu me chercher.

– Personne, t’es sûre?

– Absolument! Ça doit être ton inconscient qui t’a fait te lever...

mercredi 27 mars 2013

Un million de mantras – jour 2

Juste après avoir fait ma révérence devant l’autel central en haut des escaliers du Furaibo, je vois Martín qui tourne autour de Gustavo assis sur une chaise au milieu du coin bar. Notre bon Sensei a déjà la moitié de la boule à zéro et notre grand ninja vendeur de rosaires et autres encensoirs, adepte lui aussi de longue date de la coupe à ras, est en train de le finir à la tondeuse.

– Profitez, profitez ! Coiffeur à l’œil !

Je me dépêche de me changer dans le dojo avant d’aller donner un coup de main pour la cérémonie et, pendant que j’enfile le samue noir que j’ai sorti de mon sac de montagne, je réfléchis, vite, très vite, à cette proposition inattendue : est-ce que c’est vraiment nécessaire de passer par la tondeuse pour me la jouer pratiquant motivé ? Mais bon, vu que les conditions se donnent : pourquoi ne pas profiter de voir comment me va la tête de moine ?

Gustavo sourit quand il me voit arriver près de la chaise et Martín fait toute une mise en scène en filmant avec son portable – gros plan sur sa tondeuse et puis sur moi – les derniers instants de mon look étudié.

Un quart d’heure plus tard, à peine je suis sorti d’une petite douche dans la salle de bain des employés du resto, Celia débarque avec Lucie accrochée sur son ventre.

– Il faudrait peut-être aussi raccourcir la barbiche, non?

– C’est pour le contraste !

– Ça te fait plus jeune et puis en même temps plus vieux... Sans âge, quoi.

mardi 26 mars 2013

Un million de mantras – jour 1

– Cette fois, tu vois, je vais pas faire comme avec les 700, les 500 et les 300’000: je vais pas pouvoir rester dedans vingt-quatre heures sur vingt-quatre, il va falloir que je m’occupe aussi de la petite...

– Ça te fera du bien d’être un peu dedans et un peu dehors: tu vas pouvoir apporter ce que tu vis aux gens dans la rue, à ta famille, et puis ça va fluidifier le passage entre l’intérieur et l’extérieur!

Un million de mantras

Demain soir 19 heures, rituel du Prajña Paramita au Furaibo, petit souper japonais puis début de la pratique du million de mantras. Le principe en est d’une simplicité évangélique: on répète un million de fois le mantra de notre école – NA MAN DA BU, version courte, NA MO AMIDA BUTSU, version longue, JE FAIS CONFIANCE AU BOUDDHA AMIDA, version française – et puis c’est fini.

Étant donné qu’une journée compte 86’400 secondes et en admettant qu’on entonne en moyenne un mantra par seconde, difficile de dépasser les 90’000 voire les 100’000  par jour en se donnant beaucoup de peine. Donc, le calcul est vite fait: le million devrait être atteint, en intégrant la variable de l’épuisement des troupes, au bout de douze à quatorze jours non-stop.

Non-stop, entendons-nous bien. Trois maîtres vont se relayer toutes les deux heures pour donner le rythme à un groupe de taille très variable suivant l’heure du jour ou de la nuit, de deux à plus de trente participants. Certains resteront les deux semaines dans le temple, d’autre viendront avant ou après le boulot, d’autre passeront jeter un coup d’œil. Des sushis et autres délicieusetés seront à disposition et chacun pourra, quand il le désire, aller s’assoupir une heure ou deux sur les tatamis du salon oriental où se déroulent d’habitude les discussions du mardi soir. L’important, c’est de participer, peu importe la quantité de mantras entonnés, peu importe la durée de l’effort.

Et, ces mantras, on les comptera, bien entendu. Un grand rosaire fait de cinq cents billes grosses comme des châtaignes va tourner dans les mains des pratiquants assis en rond autour du dojo, face au grand autel, à toutes ses bougies et au maître du moment qui tapera sur sa cloche ou son taiko. À chaque fois que la noix de coco qui marque le début et la fin du cercle reviendra dans les mains du conteur, le maître fera sonner le grand bol de métal avant de faire glisser une bille le long du boulier.

Quand on demande à Gustavo – pardon, à Aoki Sensei! – à quoi ça peut bien servir tout ça, il répond en général quelque chose du genre:

– À rien. Ça sert à rien. Il faut le faire, c’est tout, et ne pas se poser toutes ces questions!

Si on creuse un tout petit peu, on arrivera peut-être à lui faire admettre certaines vertus psychologiques:

– Ça centrifuge l’esprit! Nous, les maîtres, quand on entre dans le dojo, la seule chose qu’on se demande c’est si on va tenir jusqu’à la fin de nos deux heures! Pas la place pour penser à quoi que ce soit d’autre...

Et si, en bon Occidental, notre soif de sens n’est pas étanchée et qu’on insiste encore, Gustavo parlera sans doute des bienfaits de cette pratique d’intégration pour l’équilibre de l’univers entier.

– Faire une pratique de ce genre permet d’accumuler des mérites, beaucoup de mérites, des mérites qui, c’est le principe du bouddhisme, seront redistribués équitablement à la fin entre tous les êtres. Ce qu’on fait pour soi, ça reste petit. Ce qu’on fait dans un but précis, ça reste enfermé à l’intérieur de ce but. Ce qu’on fait pour rien, comme ça, pour le faire, ça n’a pas de limite: c’est fait pour tout et pour tous, absolument, ça fait partie des rares instants de vie entière qui nous resteront au moment de notre mort.

lundi 25 mars 2013

Le Vatican du bout du monde

En sortant du subte A, j’ai vu toutes les antennes des télévisions devant la cathédrale, juste de l’autre côté de la place de Mai. Je dois dire que j’ai hésité à aller faire un tour: c’est pas tous les jours qu’on nomme un pape argentin!

Quand j’ai finalement pris à gauche sur les vieux pavés de Defensa – je n’allais quand même pas arriver en retard au Furaibo pour chanter le Shoshinge! –, je me suis dit qu’il fallait vraiment que je cherche le nom de cette église dont j’admire les sculptures à chaque fois que je fais ce bout chemin entre les bâtiments de l’AFIP, l’agence fédérale des impôts.

Un petit coup d’œil sur Google en préparant ce post m’apprend que ce Christ et ces apôtres en équilibre à contre-jour surplombent ni plus ni moins, je vous le donne en mille, que le couvent de San Francisco! C’est vérifié: tous les chemins, même ceux du bout du monde, mènent bel et bien à Rome!

dimanche 24 mars 2013

Le premier pas suffit pour arriver au but

Une note, de 2010:

"La méditation, elle aussi, fait partie de ces outils de concentration. Quand j’ai terminé celle de ce matin, dure et longue, je suis allé un moment sur le balcon et j’ai senti les odeurs du matin, j’ai senti le soleil du matin, j’ai vu le quartier du matin, et je me suis senti absolument en vie, j’ai senti qu’il n’y avait rien de plus important que ce que j’étais en train de vivre en ce moment et je me suis senti confiant, très confiant.

Même en sachant que cet état était provisoire, sur le moment il ne pouvait pas l’être, parce que seul le moment était là, parce qu’il n’y avait de place ni pour l’amélioration ni pour la détérioration vu que toute comparaison était impossible, jusqu’au sentiment de suspension ne faisait plus sens parce qu’il n’avait plus de quotidien par rapport auquel être suspendu.

J’ai su que j’étais en présence de ce que je cherchais, j’ai su que j’avais en moi les outils et la volonté pour continuer à le chercher, j’ai compris ce que disait Bouddha quand il parlait de ce premier pas qu’il suffisait de faire pour arriver au but."

samedi 23 mars 2013

La dernière longue nuit (pour cette fois)

Quatre heures du mat. Gustavo vient pisser à côté de moi avant de reprendre le dernier tour de mantras jusqu’au petit matin de ce troisième vendredi du mois.

– Dernière longue nuit pour vous...

– Pour cette fois, oui. Après, on verra.

Oui, c'est ça. On verra.

vendredi 22 mars 2013

Au croisement des filiations (bis)

– Sensei, une petite question, vraiment toute petite, comme ça, au passage... Quand on naît, on se retrouve à l’intersection de deux séries différentes: celle de notre famille avec nos parents, grands-parents et tous ceux d’avant et celle de nos vies passées. Comment est-ce qu’on peut les articuler, ces deux séries?

– En général, on a tendance à revenir toujours à la même chose, à rester en terrain connu, ce qui veut dire qu’on est toujours entourés plus ou moins des mêmes personnes. Parce qu’au moment de mourir, le plus souvent, à moins d’être une personne très, mais alors vraiment très évoluée spirituellement, on est franchement perdu. Et qu’est-ce qu’on fait quand on est perdu? On prend le moins de risques possible...

– Et hop, on se retrouve dans la même famille!

– Attention, il faut encore qu’il y ait justement un couple qui fasse l’amour à ce moment-là! Il faut que les conditions se donnent... Mais oui, dans la mesure du possible, ça sera dans la même famille ou dans les environs. Alors on peut dire que ces deux séries sont plus ou moins superposées: la ligne de nos ancêtres et celle de nos vies passées serpentent l’une autour de l’autre.

jeudi 21 mars 2013

Au croisement des filiations

– Une petite question qui me vient comme ça: c’est quoi exactement le rapport entre karma et famille? Je m’explique: quand on s’intéresse pas à ces histoires de réincarnation, on se dit qu’on vient au monde grâce à nos parents, à nos grands-parents, à nos arrière-grands-parents, etc. Mais, d’un autre côté, on est aussi le fruit de toutes nos vies antérieures à travers le karma qu’on trimballe... Comment est-ce qu’on peut articuler ces deux filiations?

– La famille nous donne le cadre pour réaliser ce qu’on doit réaliser dans cette vie par rapport à notre karma. Si on doit régler quelque chose qui est, par exemple, en rapport avec se débrouiller tout seul, on va débarquer dans une famille où tout le monde a toujours dû se débrouiller tout seul depuis des générations. Donc, on aura ça dans nos gênes et on sera dans les meilleures conditions possibles pour pouvoir traverser cette expérience en particulier.

mercredi 20 mars 2013

Tout change et rien ne change

Une note, de 2010:

"Je crois qu’une des choses qui change pour moi en profondeur, c’est cette perspective de vécu qui s’ouvre à moi à travers cette manière d’être au monde qui est en train de changer. Les expériences ne sont plus ni à rechercher ni à imaginer, elles sont à vivre, elles sont là, à portée de main et elles seront là de toute façon, que je le veuille ou non, que je les cherche ou non, que j’y sois attentif au non.

Comme le disait Wittgenstein pour la révélation religieuse: tout change et rien ne change, la vie reste la même, concrètement, mais elle n’est plus du tout la même. Je crois que c’est ce que je suis en train de vivre en me rendant compte qu’il n’y a rien “derrière”, qu’il n’y a rien “après”, qu’il y a simplement ce que je suis amené à vivre au moment où je le vis. Je ne vis pas ce que je vis à la place d’autre chose, je vis ce que je vis."

mardi 19 mars 2013

L'égo n'est pas un oeuf dur

@enquerana: Comment est-ce qu’on tue l’égo? 

@alejodorowsky:  L’égo ne se tue pas, il se dresse.

@pfank: Comment est-ce qu’on peut dresser quelque chose qui n’existe pas?

@alejodorowsky: L’égo n’est pas un objet matériel semblable à un œuf dur, c’est un système de conduites limitées. Ces limites existent et interfèrent.

lundi 18 mars 2013

Un trésor pour la vie entière

Cette impression nouvelle et un peu étrange que je n’ai besoin de rien de plus que ce qui est déjà là. Du coup, le "ça me suffit" devient un trésor pour la vie entière: plus rien à voir avec une capitulation confortable.

dimanche 17 mars 2013

Comme en face d'un nouvel amour

Une note, de 2009:

"Silvia m’a dit hier que Gustavo lui avait dit que j’avais chanté l’Ojo Raizen sans problème et que j’étais une vraie "boîte à surprises". Il lui a aussi dit que j’avais dû être moine dans une autre vie, que Celia aussi et que c’était pour ça qu’on s’était rencontrés. Ça m’a fait bizarre, tout ça. Ça me semblait à la fois tellement évident et tellement étrange, ça m’ouvrait tellement de perspectives, et ça m’en ouvre toujours: comme si l’ensemble du monde, l’ensemble des gens que j’ai croisés sur cette planète avait une forme de sens, allait planter ses racines beaucoup plus loin et plus profond que ce que je croyais... Du coup, je me sens un peu perdu, comme en face d’un nouvel amour."

samedi 16 mars 2013

La nouvelle San Telmo

– Un petit oiseau m’a dit que vous alliez partir...

La boulangère de la San Telmo trône derrière son comptoir flambant neuf. Ce gros trou soudain dans la façade ne signifiait pas la faillite, loin de là! Maintenant, avec ces présentoirs en verre où les croissants et les pâtisseries diversement chargées de crème à la vanille et de dulce de leche ont l’air de léviter, on se croirait presque chez Savona, la pâtisserie la plus chic de Caballito.

– Eh ben oui, tu vois...

– Avec la petite, c’est le moment. Vous, l’aventure, vous l’avez vécue: là il faut planter des racines bien profond et se mettre à construire! C’est quoi qui va vous manquer le plus d’ici?

– La chaleur humaine. Oui, je crois que c’est ça.

Je fais le tour du comptoir pour aller faire la bise à cette boulangère acariâtre adoucie d’année en année – la bonne marche des affaires, sans doute, mais on ne sait pas tout – et lui donner un de ces abrazos avec tout le corps que j’ai appris ici.

– Mais on va quand même se revoir avant que vous partiez, non?

Larme à l’œil, des deux côtés.

– Six semaines, tu sais, ça passe vite... Mais c’est pas encore tout à fait là!

vendredi 15 mars 2013

Un casse

Une note, de 2004:

"Ils entrent dans la banque, cagoulés, sortent leurs gros calibres: tout le monde se jette à terre. Ils lancent des sacs en papier entre les clients et leur hurlent de se les mettre sur la tête. Une caissière reste debout derrière la vitre blindée, les mains en l’air.

Le plus baraqué des deux prend une cliente par le col et l’écrase contre la vitre, pointe son arme sur le sac en papier. Il gueule à la caissière d’ouvrir la porte: elle fait des mouvements d’impuissance avec les mains: un triangle de sang et de cervelle sur la vitre: le corps tombe.

L’homme prend un autre client, le colle contre le guichet, gueule de nouveau, attend quelques secondes, tire. Le second braqueur marche entre les clients qui se tordent sur le sol, leur sac sur la tête. Il en abat un, un autre: on voit la caissière crier mais on ne l’entend pas.

Une porte latérale s’ouvre et un homme en complet gris clair tend une main devant lui, comme pour se protéger du soleil. Le deuxième braqueur lui passe un bras autour de la gorge et le pousse à l’intérieur: il revient avec deux mallettes bordeaux, traverse la salle en marchant. L’autre le rejoint, ils sortent.

Bruits de papier froissé."

jeudi 14 mars 2013

Pile 100 pesos

– Tu peux pas la laisser là comme ça, on va te la voler, me dit une petite vieille en voyant Lucie dans sa poussette, tout sourire, devant les pêches et les pommes des Boliviens au coin d’Hidalgo.

Je continue à demander un demi-kilo de ci, un kilo de ça, plus inquiété par les guêpes qui tournent autour des belles grappes de raisin brillantes que par les voleurs d’enfants dont on dit qu’ils sévissent dans les parcs alentour.

Le petit nouveau qui me sert me tend son addition sur un bout de papier qui fait office de ticket, un grand sourire aux lèvres, triomphant:

– Tu vois à quoi t’es arrivé!

La somme, tout en bas la longue liste écrite à la main, soulignée deux fois: pile 100 pesos.

– Mais non, c’est toi qui es arrivé à ça...

– Tu veux contrôler?

– Du tout. À la prochaine!

Je me dis que ça doit être un présage, mais de quoi?

mercredi 13 mars 2013

Ça commence par le nez

Au bord de Corrientes, en attendant patiemment le 65 au soleil après m’être fait remettre les vertèbres en place par Pablo, je reviens à mes toutes premières odeurs de Buenos Aires: les grillades, bien sûr, l’eau de javel, le jasmin, le diesel des bus, les Gitanes de Carlos, la peinture fraîche de son appartement sur Córdoba, le métal des poêles en train de chauffer pour les milanesas, ces indispensables escalopes trempées dans l’œuf, la mie de pain, l’ail et le persil.

Quelles étaient mes attentes? Lesquelles ont été remplies et lesquelles pas? Qui est-ce que je suis devenu grâce à ces années tout en bas du monde? Comment est-ce que je vais retrouver cette Suisse une fois réduits à rien ces douze mille kilomètres délicieusement flexibles étendus entre nous? Besoin de récapituler les lieux et peut-être les personnes. Besoin de retrouver le Buenos Aires que je rêvais pour le poser, aussi délicatement que le drap de Lucie quand je reviens tard après le temple, sur le Buenos Aires que j’ai vécu. Deux mois pour ça et, à voir, ça commence par le nez.

mardi 12 mars 2013

Montevideo dévisagé

Une note, de 2001:

"Des rideaux blancs (gris, beiges, difficile à dire) battent par les fenêtres ouvertes, pratiquement toutes les fenêtres des deux façades qui se rejoignent au carrefour. Des ailes, des gestes d’adieu, la grande lessive: suivant l’humeur.

Alors l’heure se donne car le temps est là, là et non pas venu comme il est coutume de le dire. Peut-être simplement une prise de température. Une attente à terme, dans tous les cas. Reste à savoir qui, reste à savoir quoi.

Comme si le paysage, assez dévisagé, pouvait apporter une réponse, comme si l’observation minutieuse avait le pouvoir de rendre clair, d’organiser, ce qui se refuse à l’être. On peut aligner les phrases comme les regards sans que jamais rien ne se livre, mais continuer à y croire malgré ce mal qui croît."

lundi 11 mars 2013

Les hauts-fonds du Rio de la Plata

– Là, c’est le club nautique le plus cher de San Isidro: tu dois allonger 30’000 dollars pour entrer et les 30’000, après, bien sûr, tu les revois plus.

– Je crois que j’ai enfin trouvé le coin où je vais passer ma retraite...

– Alors, dis, tu m’inviteras?

– Bien sûr! J’irai chercher l’urne avec tes cendres et je viendrai la balader par ici.

– Toi, alors, t’es un vrai fils de pute aujourd’hui! Si c’est comme ça, moi, depuis là-haut, je ferai que le vent souffle toujours depuis le nord, comme ça t’auras jamais assez de flotte pour sortir avec ton joli bateau: tu pourras juste marcher dans la vase...

dimanche 10 mars 2013

Au bord de la Panamericana

Une note, de 2007:

"Il y a tous les gaz d’échappement des huit pistes dans les deux directions et le parfum qui vient de l’une des quatre filles, peut-être de plusieurs, sans doute – c’est ce qu’il pense, c’est ce qu’il aimerait, ce qu’il veut – de celle au chemisier blanc. Alors la nuit s’organise autour de son odeur à elle, les perspectives tracées par les voitures, celles aux phares jaunes, celles aux phares rouges, peuvent être suivies, accompagnées, peuvent servir de nourriture jusqu’à ce qui sera sans doute une boîte, ou un bar avant une boîte et une autre boîte. Ce parfum qui vient de la peau, chauffé par la peau à travers le tissu blanc du chemisier et qui tourne en avant de tous les gaz d’échappement, qui se détache, aussi net que le souvenir de Mexico qui prend maintenant toute la place dans sa tête à lui.

C’est du bord que ces villes immenses semblent le plus grandes, du bord qu’on peut imaginer leur taille, au nombre de voitures qui passent, au nombre de voitures qui passent à cette heure parce que c’est le milieu de la nuit : toutes ces vies qui continuent à s’organiser dans toutes ces rues au milieu de toutes ces maisons, dans toutes ces maisons, des vies qu’on peut s’imaginer, qu’il peut s’imaginer en passant de l’une à l’autre, sans trop s’arrêter, trop entrer dans les détails : garder à l’esprit en même temps toutes les traces de ces possibilités de vie, des possibilités qui auraient pu lui être réservées, qui lui sont peut-être encore réservée pour une toute petite partie d’entre-elles.

Toute une énergie qui monte de l’ensemble de la ville, de l’ensemble de ces vies qui font ce qu’elles peuvent pour se construire, pour croître, pour devenir, l’ensemble de ces énergies tendues vers l’ensemble de ces buts, des énergies qui pourraient ne s’additionner qu’en valeurs pures, jamais être contraires même si certains de leurs buts le sont certainement, un ensemble d’énergies qui se rassemblent maintenant en lui pour lui permettre de se laisser aller dans le parfum de cette fille, se laisser passer le long de son corps sous le tissu, sans peut-être la toucher, mais dans cette zone encore plus chaude et plus parfumée autour du ventre, sur les côtés du ventre et sous les bras.

Et toutes ces vies qu’il peut imaginer sont teintées de son parfum et de son corps à elle, sont accompagnées par une musique qu’il a l’impression d’entendre et il se laisse aller à l’ensemble de l’image qui serait de plus en plus calme et de moins en moins sexuelle, de plus en plus ouverte, simple, vers quelque chose qui pourrait peut-être se résumer à un coucher de soleil, mais ce n’est pas aussi simple.

Alors, tout continuerait à se passer ailleurs.

Et la nuit d’être la nuit.

Mais c’est un bus qui arrive et le papa laisse les quatre filles le prendre.

Mais c’est encore un autre bus qu’il faut attendre."

samedi 9 mars 2013

La voisine du 7B

– Je suis infirmière, mais comme j’y vois plus grand-chose, je suis obligée de venir me faire prendre la pression ici, me dit la voisine du 7B en acceptant mon bras jusqu’à la pharmacie à vingt mètres de chez nous.

Par souci de précision, une qualité fondamentale quand il s’agit d’écriture, je viens d’aller vérifier sur un des cartons ramassés au bord du trottoir en vue de notre déménagement et posés, en équilibre, sur notre bibliothèque miraculeusement dépouillée de la plupart de ses volumineux ouvrages grâce non seulement au programme frequent flyer de Lufthansa et ses deux valises par personne, mais aussi et surtout à nos amies suisses de passage qui ont accepté de risquer leur santé vertébrale pour faciliter notre transhumance à venir. 

Résultat des courses: la pharmacie, Acoyte 435, nous, Acoyte 461. Notre voisine aveugle a donc parcouru à mon bras une distance de trente-quatre mètres et non, comme évalué précédemment, de vingt. Ce détail, vous en conviendrez, était d’importance.

vendredi 8 mars 2013

Mettre le doigt sur le désir

– Si vous mettez le doigt sur le désir caché derrière votre souffrance, vous pouvez cesser de désirer et alors cesser de souffrir, c’est aussi simple que ça.

jeudi 7 mars 2013

Mexico depuis la nuit

Une note, de 1998:

"L’étendue n’est pas arrivée – aucun signe avant-coureur, mais peut-être que le roman s’est révélé passionnant juste au moment des premiers symptômes, peut-être pas – : elle est là, quadrillage orangé millimétrique à perte de vue, sorte de circuit imprimé surchauffé, silicium en fusion, système perfectionné d’irrigation magmatique qui semble battre presque imperceptiblement.

En quelques minutes, les centaines de kilomètres-heure ont dessiné un rivage d’obscurité à cette étendue finalement limitée, rivage provisoire car ce relief – mais peut-être s’agit-il d’un gouffre – dévoile rapidement une autre étendue semblable à la première, mais en plus grand, dont l’observateur peut avoir l’impression (malgré la contradiction apparente de la formule) qu’elle est encore plus à perte de vue que la précédente.

Des jalons se dessinent progressivement le long des différentes perpendiculaires : des sources lumineuses mobiles (bien que très lentes) se distinguent peu à peu des sources lumineuses fixes. Puis c’est au tour des plaques obscures de gagner en nuances, de se fragmenter en plusieurs polygones sombres de taille inférieure agencés côte à côte sur un fond à peine plus clair. Il est alors possible de parler de quartiers, de maisons, de voitures, d’avenues, de centre-ville et de banlieues industrielles avec leurs entrepôts, leurs parkings et leurs pistes d’atterrissage.

Des cliquetis désordonnés répondent au signal acoustique doublé d’une indication lumineuse (pictogrammes universels de la ceinture à boucler et du tabagisme à refréner provisoirement, pléonasme résiduel dans ce vol ostensiblement non-fumeur), l’agencement des dossiers s’uniformise de mauvaise grâce : quelques tablettes sont soigneusement négligées afin d’attirer à moindres frais l’attention des hôtesses, d’entendre les inflexions balisées de leurs voix, de frôler le tissu périmé de leurs uniformes et de s’imprégner de leurs parfums ouvertement discrets, c’est-à-dire hygiéniques.

Reste à parcourir en sens inverse une bonne partie du trajet décrit, dans les conditions à la fois plus pittoresques et moins propices aux divagations métaphoriques offertes par la banquette arrière d’un taxi, composition avant-gardiste de skaï éventré et de débris de mousse. Trop de fatigue pour meubler par la description tatillonne de cette œuvre écœurante une telle caricature de trajectoire."

mercredi 6 mars 2013

La terrasse de Danielle

Une note, de 2009:

"Hier soir, en voyant Danielle arroser ses plantes sur sa terrasse, ses plantes que le vent a fait tomber, dont le vent a cassé les pots, dont un des pots est tellement cassé qu’il faut arroser une plante en particulier plusieurs fois par jour, je me suis dit en la voyant arroser ses plantes sur sa terrasse que sa terrasse était Danielle, que ce n’était pas une formule littéraire – c’était là la découverte principale –, mais que c’était simplement une manière de mettre en évidence quelque chose qui était là, une correspondance qu’il fallait savoir voir, du même type que celle qui peut faire ressembler un chien à son maître ou vice versa."

lundi 4 mars 2013

Le monde, c'est toi, c'est moi

– On me dit qu’il faut aimer le monde, me réconcilier avec lui... Perso je suis obligé d’avouer que je préfère toujours la révolte...

– Mais, Michel, le monde, c’est toi, non?

– Not at all...

– En fait, tout bien réfléchi, tu as raison: le monde, c’est moi!

Nous sommes un passage réciproque

Une note, de 1999:

"Nous sommes un passage réciproque vers une vérité qui nous est extérieure."

dimanche 3 mars 2013

He visto a Lucy

Grâce aux préparatifs du déménagement, un livre que m’avait prêté Gustavo le soir où j’étais passé chez lui sous prétexte d’offrir un cadeau à Furai pour son anniversaire a refait surface dans ma bibliothèque: "He visto a Lucy" – "J’ai vu Lucy". Il faudra que je le lise et que je le lui rende avant de partir, ce roman d’un certain Pablo Miravent qui venait de temps en temps au Furaibo pour les causettes du mardi.

Toute coïncidence de ce titre avec cette Lucie qui, quand Gustavo m’a prêté ce bouquin, s’appelait encore affectueusement Crevette, Lucie qui n’était encore ni fille ni garçon et qui venait de prendre ses quartiers tout au fond du ventre de Celia, toute coïncidence serait donc, évidemment, naturellement, absolument fortuite et involontaire.

samedi 2 mars 2013

Pile au milieu de la ville

Le hasard veut qu’on vive à quelques blocs de chez Gustavo: souvent, après le temple, notre bon sensei nous fait profiter de son taxi.

Un soir, juste avant de tourner sur Acoyte depuis Aranguren, il me demande pourquoi on a choisi un appartement, ici, à Caballito.

– Ben, euh, c’était pratique, là, pile au milieu de la ville, vu qu’on savait pas trop ce qu’on allait faire... Et puis il est vraiment lumineux, notre petit deux-pièces: il nous a tout de suite plu!

– Ah oui?

Il me fait un petit sourire en me regardant descendre du taxi et moi, je pense à ces guillemets que j’ai décidé de mettre – toujours, vous vous souvenez? – autour du hasard.

vendredi 1 mars 2013

Le présent au bout des doigts

Une note, de 2010:

"J’aime cette idée de la pensée qui doit passer par les doigts, de cette pensée que je laisse libre avec la seule contrainte de devoir passer par mes doigts, parce que c’est vrai que j’ai de la peine à penser à autre chose qu’à ce que j’écris, de la peine à arrêter ma pensée sur "quelque chose en plus". Tout se passe au rythme de mes doigts, tout s’inscrit dans la matière de la page, dans la matière de l’écran, même si c’est au prix de gestes minuscules, de manipulations infimes.

Je crois que c’est ce petit lien au moment présent qui m’est nécessaire, ce lien à mon corps au sein duquel ces mots sont pensés, au sein duquel ces pensées vont et viennent. Voilà en quoi cet exercice quotidien, lui aussi, à sa manière, m’aide à m’ancrer dans le présent, m’aide à garder le présent à l’œil, à garder le présent au bout des doigts. Oui, c’est ça: à garder le présent au bout des doigts."