samedi 6 avril 2013

Un million de mantras – jour 11

– Alors tu fais 45 minutes et moi je fais 45?

Le moins qu’on puisse dire, c’est que la proposition de Martín ne m’intéresse pas vraiment. Ça fait quelques tours que je suis bien concentré, à genoux devant mon taiko, en train de donner le rythme de toute ma voix retrouvée... Pourtant, ça serait équitable: Patricia a mené le bal pendant une demi-heure, il reste donc une heure et demie à couvrir entre nous deux.

– Ben, oui, euh... Si tu veux. C’est quelle heure?

– Trois heures.

Bien décidé à rester à ma place plus longtemps que le petit quart d’heure qui me reste, je réfléchis à une stratégie pas trop agressive. C’est vrai, quoi, il peut toujours faire le doshi pendant les tours de la journée lui... Je commence une version lente du mantra, pas aussi lente que la nouvelle de Gustavo, mais on doit tourner autour des 4 ou 5 secondes: on va friser la demi-heure pour un seul tour.

Au début, je me rends compte que j’ai perdu une bonne partie de ma concentration: j’ai l’esprit envahi par des petites voix qui me disent, l’une, que j’ai bien raison de me battre pour ma place, l’autre, que suis décidément bien attaché à mon petit privilège de donneur de rythme... Petit à petit, les voix passent au second plan, se dissolvent dans la concentration qui s’est installée de nouveau, discrètement mais sûrement.

Une ivresse de la lenteur et de la régularité, des paysages montagneux qui s’ouvrent et se referment devant moi au milieu du dojo, un feu de camp au bord d’un lac, des grands mouvements d’air, la lumière orange d’un chalet perdu dans la neige, un autre mouvement d’air, le dojo, pas longtemps, un champ de neige dans la nuit qui me pique les narines, une des diagonales de la corde noire qui tend le taiko devant moi, un grand mouvement d’air et le coup de gong de Martín qui indique la fin du tour.

– Tu veux passer?

– Tu peux continuer si tu veux...

– C’est quelle heure?

– 3 heures et demie.

– Allez, vas-y.

Martín s’installe et moi je m’assieds de l’autre côté du taiko grand comme une barrique couchée sur le côté. C’est Agustín qui compte.

Mais ça ne démarre pas et je sens ma concentration qui s’effiloche. Agustín et Patricia se lèvent pour aller chercher un verre d’eau. Moi, sans trop y réfléchir, je me mets à taper en rythme sur un tambour que j’ai à portée de main et je me remets au mantra. Les autres reviennent et Martín se penche à côté du taiko en me regardant avec une drôle de tête. Il est en train de terminer un SMS sur son BlackBerry

– Alors on y va? Parce que maintenant, c’est moi qui guide les mantras. Et puis, juste pour rassurer Monsieur Pierre: je viens de recevoir un message d’une amie qui m’a dit que son chien était mort alors je lui réponds. Le mantra n’est pas du tout coupé, il peut se rassurer...

De nouveau, même scénario que tout à l’heure dans ma tête. Des tas de réponses ironiques et subtiles me viennent, très pédagogiques, du genre mon vieux, si tu sors sans arrêt de la concentration avec tes gags, tes mimiques de clown et ton BlackBerry, tu peux faire des mantras pendant une année, tu vas jamais rien vivre de spécial...

Et puis les voix se taisent pendant quelques tours et puis reviennent: mais ça commence à durer cette histoire! À tous les coups qu’il m’a menti sur l’heure: tous des menteurs, ces Argentins, je commence à avoir l’habitude... Du coup, je sors mon Nokia de la poche ventrale de mon samue et j’apprends qu’il est 4 heures 34: Gustavo est donc bel et bien resté endormi... Au moins, Martín, ça lui donnera le temps de pratiquer un peu son taiko...

Quelques minutes après arrive Gustavo.

– Désolé pour ce petit retard...

Et c’est reparti pour une bonne heure pleine d’énergie concentrée.

Quand Sumyiori Sensei vient nous relever, Gustavo me demande de passer de l’autre côté du comptoir pour faire la vaisselle de la nuit. Pendant ce temps, il met des bonnes choses sur la table pour le petit-déj.

– Le mantra, c’est dingue: quand on lui donne de l’énergie, il nous la rend au triple, mais quand on en a pas à lui donner...

– C’est pas forcément une question de puissance: il faut placer la voix juste où il faut pour que ça puisse vibrer jusqu’au fond du ventre.

– Mais c’est pas facile d’être actif et détendu à la fois...

– Il faut trouver la bonne posture: trois zafu l’un sur l’autre, c’est plus pratique pour taper, mais moins pour entonner, à genoux, c’est parfait pour l’intonation, mais il faut tenir les bras en l’air et ça fatigue. Alors il faut changer, des fois trois, des fois deux, un ou pas du tout.

Là, c’est passé sept heures et j’ai pas du tout sommeil. Mais bon, je vais quand même essayer de me coucher, par acquis de conscience. Brossage de dents, boules quiès et je me bricole un lit dans le petit jour du salon oriental.

Je m’endors instantanément.