mardi 8 mars 2016

Un usurpateur

– Je crois qu’on va commencer comme ça: chaque fois que je me mets à écrire, ça ne vient pas. Il faut toujours que je me batte contre moi-même et que je me force à rester devant mon écran pour que, finalement, après une bonne vingtaine de minutes, ça se décide à venir. Après, bien sûr, une fois sur ma lancée, je dépasse le point de fatigue et je termine totalement épuisé.

– Et pourquoi ça ne vient pas?

– T’as vraiment de ces questions à la con, toi...

– Qu’est-ce que tu veux, c’est mon job: toi, c’est écrire, moi, c’est de poser des questions...

– En fait, je me rends compte que j'ai toujours été chercher ailleurs: l'écriture, les voyages, la spiritualité. J'aimerais être mieux en contact avec ce qui se passe maintenant, autour de moi, j’aimerais que le réel soit vraiment mon maître à penser comme dirait quelqu’un que je connais. Mais je crois que le plus simple serait de partir d’un contre-exemple, d’une fois où ça n’a pas marché: cette semaine dont je t’avais parlé où L’Hebdo m’avait envoyé au nord du nord de la Norvège, à Tromsø, et où j’avais été complètement bloqué, incapable jusqu’au dernier moment de terminer mon article.

– Alors, à ce moment-là, qu’est-ce qui t’a posé problème avec l’écriture?

– C'est que je me sentais un usurpateur, que je ne me sentais pas le droit d’être là, à écrire: une impression très nette que je m’étais débrouillé jusqu’à ce moment-là pour jeter de la poudre aux yeux avec de belles phrases, mais qu’on allait bien finir par se rendre compte qu’il y avait erreur sur la personne...

– C'est-à-dire? Qu'est-ce qui te vient quand tu te sens un usurpateur?

– Ce qui me vient, c'est mon père en train de lire son journal dans la véranda de sa maison de Zurich et puis, aussi, sa vieille machine à écrire, dans son bureau du dernier étage. Mon père qui s'est choisi une écriture utile, sérieuse, une écriture rentable et cadrée de chroniqueur judiciaire à la NZZ, alors que moi je cherche une expression intime, personnelle, une expression libre. C’est comme si j'avais peur de le dépasser en m’appropriant quelque chose qui lui appartient. Et, c’est marrant, plus j’avais de liberté en Argentine, plus je me repliais sur des modèles d’écriture classiques et formatés, plus j’écrivais des romans au sens le plus scolaire du terme: la liberté que je me donnais par un bout, je me la reprenais par l’autre...

– Et si tu analysais ce qui te retient quand tu te mets à écrire?

– C'est vrai, ça semble logique... Plutôt que remarquer que l'écriture ne va pas et de forcer, d’écrire quand même, de me dire que ça va finir par passer: me pencher sur ce qui ne va pas… Je crois que c’est un problème d’image, que j’écris au conditionnel et pas au présent, à partir de ce que je devrais être pour écrire plutôt que depuis ce que je suis...

– Alors, pour la fin de la semaine, un beau dialogue entre l’écrivain et toi, ça te dit?

– On va essayer… Je pourrais le mettre sur mon blog… Enfin… On verra si j’ai le temps...

– Promis: je te lis chaque jour jusqu’à la fin de la semaine!