samedi 8 février 2014

Luc

Une note, de 2004:

"Il y a plusieurs manières de raconter l’histoire. Quelqu’un a gardé sa basket, je crois, mais même lui, ou elle, ne commence pas à dire que c’est la seule qui reste parce que l’autre a brûlé. Non. En général, on parle plutôt de la soirée entre copains, peut-être d’une fille qu’il a draguée – son sourire immense, ses yeux bleus d’aviateur, sa veste d’aviateur –, ou d’une phrase particulière, une phrase qui pourrait prendre un autre sens, après, ou qui reste, simplement parce qu’il l’avait dite là, à ce moment. On parle de la soirée et de la fin de soirée et de la gare: beaucoup de banalité, le plus de banalité possible, naturellement, même pas pour ménager un effet, juste pour expliquer que ça faisait partie de la vie normale, pour expliquer comme c’était proche, comme ça aurait pu être n’importe qui, toi, moi, vraiment.

L’histoire n’est pas très longue: il n’y a pas de plaisir à la faire durer. On peut revenir, après, sur des détails, apporter des précisions, ne pas dire tout ce qu’on sait – l’histoire de la basket, par exemple –, mais le concours ne se fait pas attendre, le concours dont on dit bien qu’il était stupide, que les concours en général sont stupides, mais que pour des jeunes, après une soirée tellement sympa, et lui qui était si joueur. On ne rectifie pas mais tout le monde a compris : les concours ne sont pas stupide en général mais celui-ci l’était particulièrement, surtout parce qu’il n’avait pas l’air de l’être, encore plus pour ça.

Le premier sur le tank. Et ils courent. Un ralenti sur son visage, son regard en arrière pour voir où en sont les autres, sa grande bouche grande ouverte sur son grand sourire du type qui va gagner, qui sait qu’il va gagner parce qu’il a toujours gagné, qui a toujours autant de plaisir à gagner, grand, mince, sportif, beau, tellement beau. Certainement le bruit du métal sous les semelles, peut-être un cri de victoire, et un coup de fouet, un grésillement qui reste dans l’oreille et qui meurt tranquillement avec les restes de lumière blanche dans les yeux.

Il ne reste qu’une basket parce que l’autre a brûlé, fondu, quand l’arc est passé du câble au tank. Lui, il a mis presque toute la nuit à mourir – tout le monde n’est pas d’accord sur le pourcentage du corps atteint, à quel degré.

Tout à l’heure, le vendeur qui m’a servi au supermarché de nuit, au supermarché de la gare, de la gare, oui, lui a ressemblé. Ce vendeur, qui est aussi mon élève, a regardé le client suivant pendant que je le dévisageais à travers la vitrine: son regard était calme, peut-être de fatigue, serin, détaché, je crois que j’ai ressenti de l’amour pour lui à ce moment, puis de l’affection, puis je me suis rappelé qu’il portait le même nom que le copain du tank.

Il y a des autorisations qui se donnent sans faire exprès."