Demain soir 19 heures, rituel du Prajña Paramita au Furaibo, petit souper japonais puis début de la pratique du million de mantras. Le principe en est d’une simplicité évangélique: on répète un million de fois le mantra de notre école – NA MAN DA BU, version courte, NA MO AMIDA BUTSU, version longue, JE FAIS CONFIANCE AU BOUDDHA AMIDA, version française – et puis c’est fini.
Étant donné qu’une journée compte 86’400 secondes et en admettant qu’on entonne en moyenne un mantra par seconde, difficile de dépasser les 90’000 voire les 100’000 par jour en se donnant beaucoup de peine. Donc, le calcul est vite fait: le million devrait être atteint, en intégrant la variable de l’épuisement des troupes, au bout de douze à quatorze jours non-stop.
Non-stop, entendons-nous bien. Trois maîtres vont se relayer toutes les deux heures pour donner le rythme à un groupe de taille très variable suivant l’heure du jour ou de la nuit, de deux à plus de trente participants. Certains resteront les deux semaines dans le temple, d’autre viendront avant ou après le boulot, d’autre passeront jeter un coup d’œil. Des sushis et autres délicieusetés seront à disposition et chacun pourra, quand il le désire, aller s’assoupir une heure ou deux sur les tatamis du salon oriental où se déroulent d’habitude les discussions du mardi soir. L’important, c’est de participer, peu importe la quantité de mantras entonnés, peu importe la durée de l’effort.
Et, ces mantras, on les comptera, bien entendu. Un grand rosaire fait de cinq cents billes grosses comme des châtaignes va tourner dans les mains des pratiquants assis en rond autour du dojo, face au grand autel, à toutes ses bougies et au maître du moment qui tapera sur sa cloche ou son taiko. À chaque fois que la noix de coco qui marque le début et la fin du cercle reviendra dans les mains du conteur, le maître fera sonner le grand bol de métal avant de faire glisser une bille le long du boulier.
Quand on demande à Gustavo – pardon, à Aoki Sensei! – à quoi ça peut bien servir tout ça, il répond en général quelque chose du genre:
– À rien. Ça sert à rien. Il faut le faire, c’est tout, et ne pas se poser toutes ces questions!
Si on creuse un tout petit peu, on arrivera peut-être à lui faire admettre certaines vertus psychologiques:
– Ça centrifuge l’esprit! Nous, les maîtres, quand on entre dans le dojo, la seule chose qu’on se demande c’est si on va tenir jusqu’à la fin de nos deux heures! Pas la place pour penser à quoi que ce soit d’autre...
Et si, en bon Occidental, notre soif de sens n’est pas étanchée et qu’on insiste encore, Gustavo parlera sans doute des bienfaits de cette pratique d’intégration pour l’équilibre de l’univers entier.
– Faire une pratique de ce genre permet d’accumuler des mérites, beaucoup de mérites, des mérites qui, c’est le principe du bouddhisme, seront redistribués équitablement à la fin entre tous les êtres. Ce qu’on fait pour soi, ça reste petit. Ce qu’on fait dans un but précis, ça reste enfermé à l’intérieur de ce but. Ce qu’on fait pour rien, comme ça, pour le faire, ça n’a pas de limite: c’est fait pour tout et pour tous, absolument, ça fait partie des rares instants de vie entière qui nous resteront au moment de notre mort.