Quand je suis arrivé au Furaibo, le trio des samedis soir jouait de la musique hawaïenne devant l’autel central sur un fond de voix éraillées et de taiko qui sortait du dojo, la salle du restaurant était encore à moitié pleine et la table était mise dans le salon oriental: raviolis, gyozas, aïl noir pour tenir le coup et gros Thermos pour les théières de thé vert.
Gustavo est en train de manger en face de Taiki san, le jeune frère de Nobu san qui était là pour les 700’000, qui fait un meilleur doshi jour après jour. Il s’est ordonné moine à neuf ans, mais là, il en a vingt-et-un et c’est sa première véritable pratique. Martín dort d’un côté, le bras sur les yeux, Patricia et Cecilia de l’autre et moi, j’en mène pas très large.
– Vous savez, Sensei, je trouve beaucoup plus dur d’entrer et de sortir que de rester tout le temps dedans...
– C’est normal: on se déconcentre.
En écoutant les mantras électros qu’Alan a mis tout doucement dans le restaurant après la fin du concert des Hawaïens, je repense à ce tout petit garçon qui trottait devant moi sur Acoyte. J’avais déjà abandonné l’idée du dernier métro et je me dirigeais vers l’arrêt du 2 ou du 103 quand j’ai ralenti tout d’un coup en voyant de bout d’homme – il doit avoir à peine quelques mois de plus que Lucie – trotter à côté de sa maman.
Les larmes me viennent aux yeux et je regarde devant moi, quelque part au-dessus du Thermos. Est-ce que c’est le cycle de la vie qui m’attriste? Ce petit garçon plein d’enthousiasme qui sera bientôt grand, bientôt vieux et bientôt mort? Gustavo regarde aussi devant lui sans rien dire et puis se lève et puis sort. Moi, tout seul avec ces restes de repas et mes amis lessivés, je sors mon iPod pour jeter un œil à Facebook avant d’aller chanter.
Quelques milliers de mantras et une heure de sommeil plus tard, juste avant d’entrer au dojo pour notre tranche de deux à quatre, Gustavo me fait comprendre que mes camarades se réjouissaient que je puisse m’occuper des deux heures tout seul.
– Mais ne changez pas trop souvent de rythme et de hauteur: vous allez vous fatiguer et vous allez fatiguer les autres.
Je m’embarque donc dans un tour entier avec une Nora aphone et un Fabian très motivé, mais fraichement débarqué et qui compte encore un peu de travers. Nora essaie pourtant de lui expliquer: une bille par mantra, pas par syllabe, mais son enthousiasme prend rapidement le dessus. Alors j’entonne plus vite pour coller le rythme de ce que je dis à la vitesse de ses doigts.
Gustavo s’assied en face de moi au fond du dojo et prend un tambour pour me donner un coup de main. Mais comme tout se passe bien, il va se reposer un peu avant son tour à lui. En effet, plus je chante, plus je me remplis d’énergie. Bien sûr, il y a la voix cassée qui prend du temps à se chauffer, mais quand le rythme de croisière s’installe, c’est le mantra qui me porte, c’est le mantra qui me chante et je rempile sans problème pour les deux heures de mon cher sensei.
De toute façon, pas le choix: Nora a déclaré forfait et il ne reste plus que Fabien qui s’est mis à tourner en rond autour du dojo, un grand sourire aux lèvres, en comptant les billes du nenju à sa manière.