Le dollar officiel est à 4 pesos 70, le dollar officieux – le de plus en plus fameux dollar blue – autour des 6 pesos 20. Le calcul est vite fait et c'est sans trop se faire prier qu'on a suivi Danielle dans une petite officine à deux blocs de chez elle.
La demoiselle qui nous a ouvert la porte à peine on avait appuyé sur la sonnette nous a précédé avec un grand sourire et s'est glissée derrière un comptoir en contreplaqué. Danielle prend les opérations en mains:
– Oui, j'ai appelé tout à l'heure: ça serait pour deux mille. Deux mille, c'est bien ça?
– Oui oui.
– Deux mille. C'est possible?
– Bien entendu: suivez-moi.
On passe une porte en verre que notre banquière improvisée ne prend même pas la peine de refermer et on se retrouve dans une pièce des plus dépouillées au milieu de laquelle trône un bureau entouré de trois fauteuils en cuir sur lesquels nous prenons place, enfin, non, pas Celia: elle préfère rester debout à cause de Lucie qui pend à son ventre et qui risque de faire entendre avec vigueur son profond désaccord. C'est qu'elle a du caractère, la petite.
Je pose nos deux liasses de mille sur la table, la demoiselle les compte, tapote sur sa calculatrice et nous annonce que ça va nous faire 12'480 pesos.
– Ça va comme ça?
– Tout à fait.
Elle pose les liasses dans un passe-plat miniature bricolé dans un coin de la pièce et la caissette avec nos dollars disparait dans les hauteurs.
– Ah, nos sous sont partis... Bon, merci, on s'en va, bonne fin de journée! Non, c'est pour rire. Comment ça s'appelle, ce truc? Un bancomat?
– D'une certaine manière, oui.
Trente secondes plus tard, nos pesos arrivent.
– Des tas de mille?
– De cinq mille, ça ira.
La fille se met à les compter devant nous et nous, on compte avec elle. Vu que tout a l'air parfaitement en ordre, on empoche les liasses, la moitié chez Celia, l'autre moitié chez moi, et on jette un coup d'oeil au vague ticket que notre banquière nous tend: un bout du rouleau de sa calculatrice. C'est donnant donnant: je vous demande pas vos papiers, mais vous oubliez la moindre ébauche de réclamation.
– Et t'as jamais eu de problèmes?
– Non non, du tout, ça fait des mois que je fais ça et ils ont jamais essayé de me blouser. Et puis, pendant que j'y pense, un petit truc qu'on m'a donné au dernier rendez-vous des Suisses de Buenos Aires: votre billet d'avion, il faut surtout pas l'acheter sur internet. Allez dans une agence et payez cash en pesos! Le change, pour eux, c'est le change officiel. Alors, vous voyez, ça fait pas photo!