– Je dois dire que je ne sais pas trop comment commencer.
– Écris ce que tu veux!
– C’est bien ça le problème...
– Pas de contraintes, aucune: juste mettre un mot et puis un autre...
– Oui, je veux bien. Mais, en même temps, tout a déjà été fait...
– Le truc du tout a déjà été écrit, c’est une excuse de fumiste! Il suffit d’être vraiment personnel.
– Je commence à me sentir pas très bien: j’ai mal au ventre et de la peine à respirer.
– Eh bien! Fais autre chose et reviens quand tu seras décidé. Écrire, c’est pas un truc de mauviettes! Écrire est un privilège qui se mérite! Il y a tellement de textes qui n’auraient jamais dû être imprimés...
– C’est vrai: je passe mon temps à en lire… J’essaie de trouver des excuses aux auteurs, de faire preuve de bienveillance, mais j’ai de la peine à me convaincre...
– Un texte doit immédiatement emporter son lecteur: il doit être indispensable ou ne pas être.
– Quand je lis ces textes à moitié ratés, je vois tout à fait ce qu’il faudrait faire pour qu’ils soient vraiment passionnants et, bien sûr, quand je m’y mets, je ne fais pas beaucoup mieux.
– C’est sans doute que tu n’es pas vraiment fait pour ça. Un peu de talent, c’est vrai, une bonne plume comme on dit, mais si ça suffisait pour écrire de bons livres, ça se saurait!
– Bon, je crois qu’on va en rester là. Je n’ai pas de plaisir à écrire et ça se sent.
– En effet.
– Le seul moment où je sens que ça vient, c’est quand la langue prend les commandes, quand elle se met à m’écrire.
– J’aimerais bien voir ça!
– Pas à me contraindre dans un réseau de conventions, non, mais à mettre des mots ensemble, dans un ordre auquel je n’avais jamais pensé, surtout pas quelques secondes avant.
– Bonjour!
– Vous êtes qui, vous?
– La langue.
– Déjà qu’à deux, on a de la peine à avancer...
– Laissez-la parler, s’il vous plait.
– Je ne vois pas pourquoi: la langue, c’est mon affaire, c’est mon métier, c’est ma vie. Ce n’est d’ailleurs pas de la langue qu’il s’agit, mais de ma langue, à moi!
– Ne dites pas n’importe quoi… Je vais devoir vous demander de vous taire, histoire qu’on lui prête une oreille attentive.
– Pas question: j’ai toujours donné mon avis de manière absolument pertinente, alors je ne vois pas pourquoi je...
– Taisez-vous! Madame: nous sommes tout ouïe!
– Je n’en ai pas pour longtemps, je venais juste vous demander d’arrêter ce dialogue absolument inutile.
– Je veux bien, je ne demande que ça, en fait, mais ça fait des années que ça se passe comme ça dès que je m’assieds devant mon écran...
– Vous vous posez trop de questions!
– Vous n’êtes pas la première à me le dire...
– Justement: ça suffit! Allez, hop: écrivez!
– Mais à propos de quoi?
– Vous le savez!
– Mais avec quel ton, quel vocabulaire? En je? En tu? En il?
– Vous vous foutez de moi? Je vous dis que vous le savez!
– Le texte de ma vie ne peut pas commencer comme ça!
– Alors comment? Hein? Je vous le demande!
– Vu sous cet angle...
– C’est l’écriture qui compte! Le résultat n’est qu’un effet collatéral.
– Voilà bien un point de vue de langue...
– C’est que vous êtes têtu!
– Je me demande si je préférais pas causer avec l’autre, là, tout compte fait...
– Il est là: il vous attend. Il sera très heureux de vous retrouver! D’ailleurs, je crois que je vais vous laisser.
– Non, pas tout de suite! J’ai besoin de vous entendre, j’ai besoin de votre voix dans mon oreille!
– Foutaise: vous n’avez besoin de rien du tout! Si vous croyez que quelqu’un va vous donner le moindre coup de main dans cette histoire, vous vous mettez le doigt dans l’oeil jusqu’au coude! Écrivez, nom d’un chien, écrivez!
– Je me sens fatigué, là, tout d’un coup.
– Quel genre de fatigue?
– Du genre pesant.
– Mais vous n’étiez pas fatigué, tout à l’heure, ou je me trompe?
– Non, enfin, je crois que non.
– Alors?
– C’est que...
– Alors?
– Bon, d’accord, je m’y mets.
– Bien.
– Mais c’est bien parce que c’est vous...
– C’est bien parce que c’est moi rien du tout! C’est bien parce que c’est vous! Quand vous comprendrez que vous êtes seul dans cette affaire et que toutes ces voix que vous inventez ne sont là que pour vous rassurer en vous tenant compagnie, vous continuerez à vous faire du mal en écrivant.
– Mais je ne veux pas être seul!
– Vous êtes seul. Ce n’est pas un point de vue ou une métaphore, c’est un constat.
– J’ai peur...
– Ça va passer. Le texte va vivre et vous réchauffer. Et, quand il s’arrêtera, c’est que vous n’aurez même plus besoin de lui.
– Vous croyez?
– Garanti sur facture!
– Alors: trois, deux, un, go!