Une note, de 2010:
"Et puis il y a aussi ce besoin de finir tous ces Wittgenstein, d'une part pour avoir quelque chose à ramener en Suisse, mais aussi pour comprendre cette petite différence qui permet d'arriver au bonheur à partir de ce qu'il pense lui. Du fait qu'on ne puisse appliquer aucune logique aux événements du monde, il arrive à la conclusion que tous les événements du monde sont d'une certaine manière accidentels, alors qu'un bouddhiste – ou un croyant – dirait qu'ils arrivent pour quelque chose, qu'ils ont une raison, mais qu'on ne connaît pas, qu'on ne peut pas connaître, en tout cas pas en faisant appel à sa raison.
Le diagnostic de Wittgenstein est l'un des plus précis que je connaisse, mais il manque le dernier petit bout, le lâcher-prise une fois que la pensée est allée aussi loin qu'elle pouvait aller. J'ai l'impression que Wittgenstein est resté attaché à sa pensée, qu'il est resté attaché à son génie, que c'est d'une certaine manière son génie qui l'a empêché d'entrer vraiment dans la vie – tout comme c'est mon intelligence assez dégourdie qui m'empêche d'entrer dans la mienne, mon intelligence à laquelle je me raccroche parce qu'elle m'a plutôt bien servi jusqu'à présent. Dans sa biographie, on parle de ses tentatives pour changer de vie, jardinier, architecte, de la Norvège: ça me donne l'impression que lui aussi sentait que ce n'était pas comme ça qu'il allait y arriver – pareil pour ces conseils qu'il donnait à ses étudiants pour les dissuader de devenir profs de philo.
Et, en plus, de voir Bouveresse se démener pour tirer au clair la pensée de Wittgenstein – même en mettant à plat les axiomes de ce que serait le mysticisme – me montre que la pensée, même la plus affûtée, et Dieu sait si ces deux pensées-là sont affûtées, ne permet pas d'arriver à une véritable solution. C'est peut-être pour ça, aussi, que je m'acharne sur ces lectures, en ce moment, pour me sortir de la tête cette idée que, quand même, au fond, si je me donne assez de peine, je pourrai m'en sortir avec mon intelligence, je pourrai m'en sortir avec le contrôle sur ce qui m'arrive.
Je crois que ça m'aide à mieux comprendre quelle partie de moi j'ai à lâcher encore, que ça m’aide à mieux dessiner cette partie de moi qui tient encore à la raison, cette partie de moi qui croit encore que la raison, que ma raison, va me permettre de trouver une solution à ma vie. Je crois qu'en effet, si je lis Wittgenstein, si je lis les philosophes, si je lis les écrivains, c'est de moins en moins pour trouver une solution chez eux, c'est pour mieux cerner cette partie de moi, cette partie éduquée de moi qui pense pouvoir trouver une solution chez eux, qui pense que la solution se trouve chez eux.
C'est bien sûr un stade intermédiaire, parce que c'est encore utiliser ma raison pour me passer de ma raison, ce n'est pas encore le laisser-aller complet dans la confiance, dans la confiance véritable, cette confiance qui ne comprendrait même plus ce besoin de chercher une solution ou même une absence de solution chez les philosophes et chez les écrivains. Mais je peux commencer par faire confiance à cette intuition qui me fait me jeter sur Wittgenstein, parce que c'est mon chemin, que c'est sans aucun doute mon chemin à moi pour arriver à cette confiance entière."